Le chant des cerfs volants [Abandonné]

Saison 30 - Hiver

Allongée sur un banc, je profitais d’un bain de soleil quand une ombre s’affaissa sur moi. La chaleur, qui reposait presque exclusivement sur les rayons, s’assoupit aussitôt, me contraignant à ouvrir les yeux. Une femme s’était arrêtée en plein milieu du passage – de mon passage, entre le soleil et ma peau desséchée par la rigueur de l’hiver. Je pris appui sur mes coudes, bien déterminée à l’apostropher à ce sujet, et examinais son dos –quelconque– ses jeans –quelconques– ses cheveux –quelconques.

J’avais presque pitié d’elle : tout était moyen chez elle, à mi-chemin entre deux styles, entre deux couleurs... Et encore, deux cela aurait pu laisser imaginer deux extrêmes, non. Elle avait plutôt fait 49 nuances de brun sale, de vieux camel, de marron douteux et de cannelle périmée. Rien de tranché. Des tâches peu ragoûtantes ceignaient aussi le creux de son dos, allez savoir comment elle s’était fait ça.

Je n’ai jamais trop aimé prendre la parole en public, mais il était temps que je m’y mette plus sérieusement. Par chance, elle n’avait rien d’intimidant et pouvait bien être le cobaye d’une tentative d’expression d’avis.
– Madame !

Le vent agita son écharpe. J’aurais préféré qu’en sorte une odeur de tabac froid – je n’aurais su mettre un nom sur ce que je sentis, mais c’était d’un tel degré de toxicité que l’envie me prit de l’astiquer de javel jusqu’à ce qu’elle affiche une apparence plus convenable. Je me raclais la gorge et lui lançais donc :
– Madame, vous bloquez le Soleil !

Elle pivota enfin. C’était comme l’envers d’une pièce – je n’irais pas vous dire qu’elle était belle, mais quelconque serait le dernier mot qui me viendrait pour la décrire. Contre la banalité de sa face arrière s’armait une mâchoire carnassière et, quelques centimètres au-dessus, un cache-œil.

– J’en ai pas encore le pouvoir. Tout comme tu n’as pas le pouvoir de me dégager.
Elle s’avança vers moi, et quelque chose dans son sourire de succube me fit frémir. Le miel y était si excessif qu’il n’était pas simple d’ignorer le mépris infini en ce dernier. Elle me regardait comme si je ne méritais pas de connaître la lumière du soleil. Qu’avais-je dit de mal ?

Je m’assis à la hâte et rassemblais mes affaires, mal à l’aise. Chose qui l’amusait au plus haut point, devinais-je à la façon dont elle renâcla un rire. L’ombre ne bougeait pas, et je suspendis ma respiration pour ne pas sentir sa veste fétide. Si l’on m’avait dit qu’elle revenait d’un voyage en Enfer, je n’en aurais pas été surpris.

Par chance, l’humeur allait bientôt changer. Mon amie m’avait promis de me rejoindre à la compétition des cerfs-volants organisée par LondAm, la nouvelle compagnie reliant Londres à Amsterdam en un vol de 38 minutes. On était très motivées, car si on s’y prenait bien, on devrait pouvoir obtenir un vol aller-retour pour deux ! Vous imaginez un peu ?

Silencieuse, j’attendais, mais elle ne venait pas. Silencieuse, j'espérais qu’elle n’avait pas eu de problème avec les cerfs-volants - l’enjeu est de taille…

Je les aime ces journées ensoleillées qui nous font oublier les p'tits tracas sans intérêt de nos vies banales ; elles sont plutôt rares ; quand le ciel est de bonne humeur, tu ne peux pas passer à côté ; c'est le moment, c'est l'instant ; sortir son plus beau sourire et partir à la recherche de ces autres sourires ; je les aime ces journées ensoleillées ; tout le monde est content, tout le monde se recharge en air frais ; le froid nous paraît complètement illusoire ; lui qui nous pourrit la vie le reste de l'hiver, gris, nuageux.

Puis les jours magiques entraînent toujours des surprises ; quelle sera ma surprise du jour ? je sors une affiche de mon petit sac ; je l'ai trouvé dans les rues Londoniennes et je me suis empressée de la prendre avec moi ; LondAm organise aujourd'hui une compétition de cerfs-volants ; si je gagne, la nouvelle compagnie m'offrira un vol aller-retour Londres, Amsterdam ; Amsterdam n'est qu'un nom pour moi, mais je voudrai que ça change ; cette année, je rêve plus grand ; je veux visiter toutes les villes d'Europe et plus encore ; quitter ce gros tas de terre et défier les mers ; j'ai entendu beaucoup de choses sur l'Amsterdam ; il y a des fleurs de toutes les couleurs, des ponts, des canaux, de l'art et des vélos ; il y a aussi un port et des marins qui chantent ; cette ville semble tout droit tirée de l'imagination d'un utopiste ; je veux vivre mon voyage extraordinaire ; je veux vivre ce que l'on raconte dans les romans d'aventures ; Jules Verne sera mon guide.

J'y ai mis tout mon coeur ; mes deux cerfs-volants trônent fièrement dans mes bras ; le premier est triangulaire rouge et bleu ; les finitions sont plus qu'approximatives alors j'ai décidé d'en faire un deuxième, ainsi j'aurai un cerf-volant de rechange s'il arrive quelque chose au premier ; on n'est jamais trop prudent ; je prendrai toutes les précautions ; mettre le maximum de chances de mon côté ; je me suis entraînée ces derniers jours ; j'ai fait des recherches, cette discipline est plus exigeante physiquement que je ne le pensais ; cependant, je peux maintenant réaliser quelques figures de base.

Oh ; je ne suis pas la seule à avoir croisé une affiche similaire dans la rue ; le parc londonien est méconnaissable ; des centaines de cerfs-volants jonchent le sol et attendent patiemment d'être utilisés ; il y en a de toutes les couleurs et de toutes les formes imaginables ; parmi les participants il y a des très jeunes, des jeunes, des vieux et des très vieux ; c'est drôle ; un beau tableau qui dépeint la diversité ; les goûts, les couleurs, les âges, tout se mélange ; je dois trouver un organisateur ; je dois peut-être m'inscrire quelque part ; peut-être vais-je croiser un visage familier ? ils sont drôles les gamins, ils courent partout ; ils sont inépuisables ; je les suis du regard pendant quelques secondes, puis soudain je tombe sur une silhouette qui me dit quelque chose ; ses traits, je les reconnais, c'est Lizzie Bennet, mon professeur de vol ! quelle coïncidence ! M'dame Bennet ! Elle semble être toute seule ; peut-être sera-t-elle contente d'avoir de la compagnie ? Ça pour une surprise ! Vous participez à la compèt' ?

C’est amusant comme mot, cerf-volant. D’autant que les volatiles construits n’ont pas la forme de cerfs. Je m’interroge : ont-ils vu un patronnés de cerf passer dans le ciel, pour avoir l’idée de cette appellation ? Est-ce que c’est lié à Noël et aux destriers du monsieur Rouge ? Peut-être Max viendra-t-elle avec cerfs-volants respectant leur étymologie. Elle en est tout à fait capable, avec sa créativité débordante et son goût des énigmes ! Patiente (ou presque) je me perds dans la contemplation de nos amis aérodynes.

Certains cerfs-volants ont des formes assez traditionnelles, une espèce de losange avec une queue, et se partagent les couleurs de l’arc-en-ciel, par courbes, rayures et triangles peignant leur toile. D’autres tapent dans l’originalité : je vois un poulpe au visage sympathique, dont les tentacules paraissent s’emmêler avec le fil servant de port d’attache. C’est beau, mais pas très pratique quand il va s’envoler ! L’ambition ne manque pas : l’un des cerfs-volants est fait d’une succession de cerfs-volants liés par un seul fil. J’espère que le participant n’est pas seul pour le faire décoller ! Il y a aussi des dragons aux écailles impressionnantes — on peut dire ce qu’on veut, le monde magique captive les moldus. Peut-être que si le secret tombait, on pourrait travailler tous ensemble pour que ça ne se passe pas si mal que ça…

Je suis bientôt rejointe, non par mon amie, mais par un autre visage familier. C’est l’une de mes élèves, mais sans son écharpe rouge et or autour du cou, il me faut quelques minutes pour me souvenir de son prénom. Zélie. Mais oui, la douce Zélie, l’intrépide Zélie. L’aventurière que rien n’arrête. Avec son goût marqué pour la découverte et la liberté, il n’est pas surprenant qu’elle soit présente pour cette activité. Il faut bien reconnaître que c’est une façon des plus ludiques de réserver un voyage ! Même si la réussite est incertaine, le jeu en vaut bien la chandelle.

— Salut Zélie ! Tu sais, le tutoiement s’applique autant à Poudlard qu’ici !
Le reproche n’est pas dit d’un ton trop ferme : la douceur du sourire souffle que le rappel n’est là que pour diminuer la distance entre elles. Les choupis de Poudlard métamorphosent pas à pas celle que je suis. Mon âme rajeunit à leurs côtés. Vous croyez que je serai à un concours de cerfs-volants sans eux, sans le retour de la malice et de l'espièglerie, le goût du jeu sans drame ? Sentinelle de leurs rêves, confidente de leurs craintes, je change à leur contact. Je leur dois tant, mais n'offre que des sourires pour le signifier.
— Et oui ! J’aime tout ce qui vole et qui flotte, j’allais pas manquer l’occasion. T’attends quelqu’un ou je peux te tenir compagnie ?

Oui, moi j’attends quelqu’un. Quelqu'un que le temps semble retarder. Quelqu’un que j’apprécie beaucoup, au point de lui avoir confié la garde de mes enfants par maintes occasions. Dans le même temps, le goût de l’éducation semble s’infiltrer dans mes pores d’année en année : je ne peux résister à l’envie de passer du temps avec l’intrigante élève que voici. Je suis convaincue que j’apprends d’eux au moins autant qu’ils apprennent de moi. Je leur enseigne le vol et la liberté ; ils me partagent espoirs et insouciance. Ils mettent dans mon existence le souffle de vie que les aléas de mon sort ont taché de me faire oublier.

Je ne vois aucun cerf-volant à proximité ; peut-être vient-elle simplement regarder la chorégraphie aérienne ? profiter simplement du soleil et des gazouillements des oiseaux ; c'est étrange de la voir ici, dans d'autres conditions que ses cours, sans sifflet ni balai ; Madame Bennet devient Lizzie, un individu sur cette planète parmi tant d'autres qui ont choisi de profiter de cette belle journée.

"Salut Zélie ! Tu sais, le tutoiement s’applique autant à Poudlard qu’ici !"

J'ai beaucoup d'estime pour cette femme ; pas seulement parce qu'elle m'aide à me perfectionner en vol, mais car elle voit le monde autrement ; elle a dans ses yeux une dose d'humour et de poésie ; elle pose sur le monde un regard bien plus joli ; une personnalité hors du commun qui ne laisse pas indifférent ; tu ce sera dans ce cas.

"Et oui ! J’aime tout ce qui vole et qui flotte, j’allais pas manquer l’occasion. T’attends quelqu’un ou je peux te tenir compagnie ?"

C'est drôle, mon inconscient avait prévu cette rencontre, on dirait ; j'observe mes deux cerfs-volants qui attendent patiemment de pouvoir prendre leur envol comme des grands. Je serai très contente de conquérir avec vo... toi. Je jette un regard derrière moi ; une file se forme petit à petit, il semblerait que les inscriptions sont maintenant ouvertes. Je vois que tu n'as pas de cerf-volant. J'en ai un de rechange, je te le prête si tu veux. Je pense qu'il faut qu'on aille s'inscrire, la compétition va bientôt commencer. Je me place derrière un monsieur potelé qui tente de garder sa petite fille en place ; elle ne semble pas vouloir collaborer ; il faut la comprendre, la patience n'est pas une qualité très courante chez les bambins ; je pense à Jack et à ses petits yeux pétillants ; il serait si heureux d'être ici, lui qui adore le grand air et la nature ; il se serait fait une joie de pourchasser les cerfs-volants et de se rouler dans l'herbe humide ; je m'en veux de ne pas avoir pensé à l'inviter ; je le vois très rarement durant l'année, une petite après-midi entre frère et soeur nous aurait sans doute fait beaucoup de bien ; ce sera pour une prochaine fois.

C'est au tour de monsieur potelé ; il ne semble pas en très bonne santé ; il devrait manger davantage de légumes ; il récupère son badge et s'éloigne d'un pas mal assuré ; je crois entendre des Attends Margaret ! ce qui me laisse penser que sa benjamine s'est à nouveau enfuie ; une jeune femme, vingt-cinq ans je dirais, est assise derrière une petite table et me lance un regard insistant ; il s'avère que la patience n'est pas plus courante chez les adultes ; une centaine de badges sur lesquelles sont écrits des numéros reposent dans leur boîte ; la demoiselle me tend le numéro 114 ; tiens, c'est original, le badge est rose bonbon ; elle termine ses explications dont je n'ai pas écouté un traitre mot en m'indiquant que la compétition commence dans dix minutes ; il est temps d'aller m'échauffer ! Tu participes souvent à ce genre d'activité moldue ? Je trouve ça très thérapeutique. Prendre conscience que la magie n'est pas nécessaire pour vivre, bien qu'elle facilite énormément les choses.