Chaque ouvrage a quelque chose d'unique. D'abord le Toucher : il y a la douceur et la délicatesse d'une couverture en papier. Souple, elle se plie suivant la volonté de la personne qui la touche. Elle suit la courbe des pages que du bout des doigts l'on peut faire tourner. Vite, moins vite. Une à une ou d'un coup sec. Les pages d'un livre. Il y a les couvertures épaisses et rigides, celles qui sont lisses ou encore le relief du cuir sous les doigts. Le cuir a une texture particulière. Les lettres, c'est encore autre chose : il y a celles qui sont faites de manière à ressortir, ça fait comme de petites bosses sous les doigts. D'autres sont gravées ; là, la pulpe des doigts s'enfonce légèrement dans chaque petit relief, provoquant quelques chatouilles. Mais c'est agréable.

Mieux que le Toucher, il y a les Odeurs. Chaque livre a une odeur unique, même si certaines se ressemblent. D'abord il y a le papier neuf, non sans rappeler l'odeur des parchemins. Aussi, il y a ceux qui ont été manipulés des centaines de fois et qui renferment, d'une certaine façon, la trace de chaque visiteur, l'effluve d'un morceau de chocolat oublié ou un soupçon de parfum. Il y a ceux qui ne semblent pas avoir été consultés depuis des décennies et qui renferment autant de poussière que d'odeurs inconnues. Chez d'autres, on soupçonne quelques traces de moisi et d'humidité. Devrais-je en informer le bibliothécaire ? D'autres sont un peu tout à la fois ; on devine qu'ils sont passés entre de nombreuses mains, qu'ils ont voyagé plus que je ne le ferai jamais dans ma vie et qu'ils survivront bien après ma mort.

Chacun d'entre eux m'émerveille -peu importe leur contenu, pour beaucoup je ne les lis pas. Mais j'aime, à leur odeur, leur réinventer des histoires, un passé. Ont-ils beaucoup voyagé avant d'être entreposés dans la bibliothèque de l'école ? Y seront-ils pour toujours ?

Bien caché entre deux étagères au fond de la Bibliothèque, je me livre à l'un de mes plaisirs secrets. Entouré d'une multitude de livres éparpillés autour de mon corps replié et agité par un léger balancement régulier, je les ouvre un à un et les porte près de mon nez. Là, je prends ensuite une immense inspiration, yeux clos. « Mhh, celui-là est exquis. » m’extasie-je. Je le redépose avec délicatesse -car tout est fait avec douceur et respect pour les ouvrages malgré le désordre évident, et j'en prends un autre. Un peu plus gros et légèrement poussiéreux -du moins, pour la partie extérieure. C'est l'intérieur qui m'intéresse : pas de question de me provoquer une quinte de toux. « Prodigieux. J'en suis tout chamboulé. » m'étonné-je après l'avoir longuement humé. Un autre, encore un autre ! Celui-ci semble très ancien, mais à en juger par l'absence totale de poussière et les pages légèrement cornées, il est régulièrement manipulé. Je l'ouvre à la moitié et plonge mon nez dedans. « Ah ! Je le savais. Les meilleurs, ce sont vraiment les vieux, ils sentent si bon... »

Très souvent, je constate que l'être humain est un animal sociable qui aime communiquer avec ses semblables. Je les vois par groupe de deux, trois ou davantage : parfois, ils sont si nombreux qu'ils ressemblent à des troupeaux de moutons -avec la laine en commun si c'est l'hiver. Et ils parlent, tous. Chacun leur tour ou parfois en même temps, sans que je ne parvienne à saisir la logique dans l'ordre de leurs prises de parole. Et très souvent, cela ne forme hélas qu'un brouhaha inintelligible dans ma tête, une bouillie insipide et désagréable reléguée au même rang que le bruit des pas sur le sol, les portes qui claquent et le vent qui siffle dans les fenêtres. Au milieu de ce brouhaha, je distingue parfois quelques rires.

J'observe plusieurs causes expliquant les rires : la joie ou encore le plaisir (qui peut être ressenti en coupant des brocolis dans son assiette mais j'ai aussi lu dans un livre peu recommandable l'histoire d'un homme qui riait quand il découpait des enfants en morceaux). Parfois, les gens rient sans raison : l'un d'eux se met à rire et les autres suivent. C'est, je crois, un moyen de communication et de création ou maintien de liens sociaux. C'est pourquoi quand parfois des groupes d'élèves s'arrêtent près de moi et se mettent à rire en me pointant du doigt (cela m'est arrivé le jour où j'avais un tire-bouchon coincé dans mes cheveux), je ris en retour. Voyez-vous, je fais tout mon possible pour m'intégrer : j'aimerais bien avoir des amis.

Et enfin, une autre chose qui provoque l'hilarité : les plaisanteries. Le second degré, et je ne parle pas des degrés que l'on peut mesurer avec une alidade (il y a plusieurs outils de mesure pour les angles mais celui-ci a un nom particulièrement charmant. Alidade. Alidade. Alidade.). Très souvent, j'ai entendu : « Tu n'as aucun humour, Charlie... » or l'humour provoque le rire et le rire renforce les liens sociaux. Il me semble absolument important de savoir parfaitement me fondre dans la masse, et de m'équiper des bons outils pour me faire des amis. J'ai de l'humour -ce n'est pas parce que je ne comprends pas quand les autres font des plaisanteries que je suis moi-même incapable d'en faire.

C'est pourquoi, quand le professeur beaux-cheveux m'a demandé s'il y avait quelque chose de spécial avec les ouvrages, j'ai décidé de faire une plaisanterie. D'abord, j'ai été surpris par cette visite impromptue, mais c'est un risque lorsque l'on est dans un endroit public. Il n'y a pas un seul lieu à Poudlard où l'on peut être parfaitement tranquille, hélas. A part les toilettes et les douches. Puisque j'ai été surpris dans une bibliothèque -lieu ouvert à tous les élèves et au personnel de l'école -et non dans les toilettes, lieu privé, je parviens plus facilement à relativiser. La question de Beaux-cheveux me laisse toutefois perplexe. De toute évidence, les livres que je hume avec plaisir ne sont que des livres. Ils n'ont rien de spécial. C'est tellement évident que je ne sais, dans un premier temps, quoi répondre.

D'où la plaisanterie : renforcer les liens sociaux avec Beaux-cheveux, provoquer une hilarité, et prouver au monde que oui, Charlie Primrose sait faire des plaisanteries. Je ne réponds pas tout de suite, car il faut que je réfléchisse à ma blague. Je prends donc un peu de temps supplémentaire ; tout juste ce qu'il me faut pour humer trois autres livres. Quand enfin j'ai terminé, je relève la tête vers le professeur. Beaux-cheveux.

« Bien évidemment, professeur. Des élèves plus âgés y entreposent de la drogue, en échange de quelques piécettes. » dis-je placidement. C'est faux, incontestablement. La consommation d'une telle substance serait contraire à l'article 10 du règlement de l'école, que je connais par cœur puisque je le récite parfois pour me détendre. C'est là tout le génie de la blague : le simple fait que ce soit une entorse au règlement est suffisant pour comprendre que mon affirmation est une plaisanterie. Puisque je veux vraiment faire rire Beaux-cheveux, je rajoute : « Vous en voulez, professeur ? » et je lui tends -un peu à contre-cœur, l'ouvrage qui selon moi a la meilleure des odeurs.

Hélas, le rire de Beaux-cheveux ne se fait pas entendre. Je comprends à la remarque qui suit mes mots qu'encore une fois, j'ai échoué. Ce n'est pas bien grave, j'ai l'habitude. La suite me fait aussitôt pâlir : non seulement ma plaisanterie n'a pas été comprise, mais l'adulte juge nécessaire de me punir pour cela. Pour quoi ? La supposée présence de substances illicites dans les livres, ou mon humour qui laisse à désirer ? Je ne veux pas faire perdre des points à ma Maison. Non pas que j'ai un quelconque sentiment d'appartenance au groupe que semblent composer les Poufsouffle, mais je ne suis déjà guère apprécié : cela ne fera qu'empirer les choses. Mon cœur se serre aussitôt dans ma poitrine. J'ai envie de vomir. Et j'ai les larmes aux yeux. Je repose mon livre d'une main tremblante, mes doigts viennent se perdre dans mes bouclettes à la recherche de réconfort.

Et recopier les livres supposément atteints par ces substances ? C'est approximatif, mais comptons environ 90 000 mots par ouvrage. Je mets en moyenne une heure pour écrire mille mots. Recopier un livre à la main, en tâchant d'y mettre ma plus belle écriture me prendrait 90 heures. Si on considère que tous les livres éparpillés autour de moi sont contaminés par l'hypothétique drogue, cela m'en fait environ vingt à recopier. Vingt-et-un : oui, je me souviens en avoir humé vingt-et-un. Multiplié par 90, on obtient 1890 heures. J'aime être occupé mais je ne peux pas faire l'impasse sur mes occupations préférées, celles qui me détendent comme le rangement de mes tire-bouchons, leur tri, nettoyage et collecte d'informations les concernant. Ni la peinture ou les heures consacrées à rechercher des altocumulus dans le ciel ou les tableaux. J'estime donc avoir environ deux heures par semaine à consacrer à la punition. Je remercie intérieurement mes parents qui à défaut de m'avoir conçu capable de comprendre et interagir correctement (d'après eux) avec le monde qui m'entoure, m'ont au moins fait bon en mathématiques. Il me faudrait donc 945 semaines pour recopier tous ces livres. Sachant qu'il y a cinquante deux semaines par an -je ne prends pas en compte les années bissextiles et le décalage d'un jour par an pour aller plus vite, il me faudrait environ dix-huit ans pour recopier tous ces ouvrages. Il ne me reste que quatre ans avant la fin de ma scolarité.

Non, c'est impossible.

« Professeur, je ne puis hélas exécuter votre punition car je n'ai pas le temps. » m'excusé-je en baissant la tête, honteux.

Incertain du résultat de mes calculs, je compte une nouvelle fois dans ma tête. Il me paraît assez invraisemblable qu'un professeur donne une punition qui ne peut être exécutée. Pourtant, c'est ici le cas et cela me perturbe au plus haut point. Tête baissée, mes mains continuent à jouer dans mes bouclettes : ce geste me détend. Le rire de Beaux-cheveux me fait sursauter. Je relève la tête vers lui pour lui adresser un regard intrigué. Eh bien, voilà qui entre dans la catégorie des rires sans raison, me semble-t-il. Ou alors, il vient de comprendre ma plaisanterie et y réagit enfin. Curieux. Et dérangeant. Ce n'est pas très gentil de rire ainsi après m'avoir donné une punition impossible.

« Ah. » est tout ce qui franchit mes lèvres quand le professeur m'explique sa plaisanterie. Cette nouvelle me soulage aussitôt, mais je reste légèrement contrarié. Suis-je censé rire maintenant que je sais qu'il souhaitait juste plaisanter ? Non, ce n'est pas drôle. Mais la plupart des personnes attendent un rire en réaction à leurs blagues : ça, je l'ai bien compris. Indécis, je sors une mornille de ma poche et me décide à la lancer. Mon geste est maladroit et elle retombe juste à côté du professeur, désormais assis à côté de moi. Je me penche légèrement pour voir le résultat. Face. Donc, je ne ris pas.

« Non, il n'y a aucun stupéfiant dans ces ouvrages, sinon j'en aurais informé le personnel de la bibliothèque et je n'aurais pas ainsi senti les livres. L'article 10 du règlement de l'école stipule que la consommation de substances illicites est interdite au sein de l'établissement. Je respecte le règlement, monsieur. Bien que je ne puisse affirmer qu'aucun de ces ouvrages -d'un geste large, je désigne l'ensemble des étagères environnantes, ne contienne des stupéfiants car je n'en ai jamais vu dans ma vie alors je ne saurais pas les reconnaître. »

Planter un nez ?

« Je ne fais pas de jardinage. »

Maintenant que je suis un peu rassuré et que j'ai expliqué ma piètre plaisanterie au professeur, je peux retourner à mes activités initiales. Il ne semble pas dérangé par mon désordre alors je ne me presse pas de remettre les livres dans les étagères. J'ai prévu de le faire plus tard, de toute façon. Hors de question de laisser un tel bazar. J'ouvre un nouveau livre et je viens humer son odeur.

« Si on approche trop près les livres des yeux, on ne voit plus très bien ce qu'il y a à l'intérieur. » ajouté-je après un léger silence. Mais c'est une évidence. Je lève mon regard bleu vers le professeur et constate avec une pointe de surprise qu'il s'adonne à la même activité que moi. Je ramasse ma mornille, au passage. J'ai peu d'argent de poche, alors il ne faut pas que je le perde.

Et je penche légèrement la tête, intrigué.

« Il sent bon, celui-là ? » lui demandé-je avec curiosité.

La réponse du professeur ne me satisfait pas. Ce n'est pas grave : dès qu'il repose son ouvrage pour en prendre un autre, j'emprunte celui qu'il avait dans les mains pour vérifier par moi-même. Mhh non, ce n'est définitivement pas une bonne odeur. Et j'ai l'impression que ça sent un peu l'humain aussi, certainement parce qu'il vient tout juste d'être touché par quelqu'un d'autre. Je le repose avec une petite pointe de déception.

« Moi aussi, j'aime bien caresser des livres, monsieur ! » m'exclamé-je naturellement en effleurant pensivement la couverture de l'ouvrage fraîchement reposé. « Vous faites souvent ça ? Je veux dire, vous intéresser à la couverture des livres. A défaut d'être capable d'en apprécier les odeurs. La plupart des personnes que je croise se contentent de lire les livres sans en apprécier la beauté, leurs couleurs, odeurs et toutes les choses merveilleuses qu'il y a avec ces objets. Enfin, je crois. Je ne suis pas dans la tête des gens. Mais quand je les vois manipuler des livres sans en inspecter tous les aspects, sans partir à la recherche de toutes ces nuances d'odeurs, sans passer les doigts sur les pages, tester la rigidité du papier, en apprécier la qualité et les textures, effleurer un vieux cuir abîmé par le temps... Vous savez, parfois, ça me donne l'impression d'être un peu différent des autres personnes. Et je ne comprends pas pourquoi je ne fonctionne pas de la même façon. »

J'écoute avec attention la réponse du professeur, et je ne sais pas pourquoi mais elle me procure beaucoup de bien. La différence est une richesse. Je dois être très riche alors, parce que tout le monde me dit que je suis vraiment bizarre. Dommage que cette richesse ne soit pas en Gallions car j'aurais bien besoin d'une petite aide financière pour compléter ma collection de tire-bouchons.

Distraitement, je me lève et range soigneusement -mais avec une rapidité efficace, les livres que j'avais éparpillés un peu partout. Plus serein qu'à mon arrivée, et surtout totalement reposé après avoir pu profiter de tant d'agréables odeurs, je me sens prêt à retourner dans mon dortoir puis à vaquer à d'autres activités.

« Merci maman, j'y vais, à plus tard. » dis-je au professeur d'une voix un peu chantante. Ni une ni deux, je m'en vais d'un pas léger. Ce n'est que déjà bien éloigné et presque sorti de la bibliothèque que je réalise pleinement ce que j'ai dit. Damn. J'ai appelé un professeur maman ! Non non non, ça ne va pas du tout. Je suis vraiment un imbécile. Je frappe nerveusement ma tête avec mon poing, les larmes montent. Je ne pourrai plus jamais regarder ce professeur, il va m'en vouloir toute la vie entière ! Jamais il ne me pardonnera et il se moquera tout le temps de moi ! Je suis vraiment un gros nul. Quelques pas plus tard, j'ai quitté la bibliothèque -me voilà en train de courir pour aller pleurer dans mon lit.