Les jours ont rallongé. Depuis plusieurs mois, on gagne chaque fois un peu plus de lumière. Et en ce soir printanier, on aperçoit encore les dernier rayons de soleil. Qui viennent se refléter dans les bougies flottantes, caractéristiques de cette grande salle sorcière.
Les quatre longues tables, qui accueillent quatre blasons différents, sont animées. Comme d’habitude, ai-je envie de dire. Les repas font partie des moments de la journée où les élèves peuvent se retrouver en dehors d’une salle de cours. Par maison. En famille. Tous ensemble. Il y a quand même un certain esprit de communauté dans cette école. Entre dortoirs, salle commune, grande salle... Ca brasse du monde, des cœurs et des âmes, qui apprennent à se connaître, se parler, se rencontrer.
On repère sans mal les premières années, avec leur petite bouille qui a bien mûri depuis le début de l’année. Poudlard est à eux, maintenant. Ils ont fait leur petit bout de chemin dans le château, ils se sentent désormais à l’aise, comme à la maison. Après tout, ne dit-on pas qu’ici, c’est un deuxième chez nous ?

Pensive, je tapote distraitement du bout de ma fourchette les pommes de terre sautées qui attendent sagement dans l’assiette. En même, c’pas comme si des pommes de terre pouvaient faire autre chose qu’attendre. Y’a assez peu de risque de les voir s’enfuir sur leurs petites pattes.
Enfin, bref, en regardant les élèves qui s’activent à leur table, passent les plats, s’animent en pleine discussion, je ne peux m’empêcher de repenser aux années d’avant. D’il y a si longtemps. Presque dans une autre vie. Quand j’étais à leur place. Sous le blason des Lions.
Et l’arrivée, la première arrivée, dans cette majestueuse grand salle.
Sous son ciel magique et ses bougies flottantes.
On a beau savoir, avoir lu sur le sujet, y être confronté en vrai, c’est autre chose. On s’y attend, et il y a pourtant de l’inattendu. Poudlard est un vaste concentré d’inattendus, en somme. Et c’est peut-être ça le plus intéressant d’une scolarité ici.

Petit à petit, je raccroche les wagons de la réalité. Mes pommes de terre n’ont pas bougé -je savais bien qu’elles ne pouvaient pas s’enfuir !
Le bruit ambiant se fait plus présent.
Les élèves.
Les collègues.
La vie.
Cessant de tapoter mes pommes de terre, je tourne la tête à ma gauche. J’ai l’impression que je ne connais pas tant que ça mes collègues professeurs. A part Lizzie. Mais ça, c’est une autre histoire. Les autres, je connais bien sûr leur nom. Mais finalement, nous avons assez peu eu l’occasion d’échanger. Quand je ne suis pas dans une salle de cours, je suis souvent aux Trois Balais. Autant dire que je prends rarement le temps de me poser ici. Pourtant, ce soir, j’ai confié le bar à Elias. Maintenant qu’il a pris l’habitude, je sais qu’il va s’en sortir. Il a toute ma confiance. Donc, une soirée, à Poudlard. Comme j’aurais pu en passer tant d’autres.
Adonys. Je me rappelle de son prénom (et même la matière qu’il enseigne, DCFM) mais, à l’instar de tous les autres, nous n’avons pas tant échangé que ça en ces mois passés au sein du même château. Pourtant, je balance, comme si je reprenais une conversation interrompue plus tôt :

-Tu te rappelles la première fois que t’es arrivé à Poudlard ?

La magie qui imprègne chacune des pierres. Souffle dans chacune des bougies du plafond. La nouveauté d’une vie différente. Passée dix mois sur douze dans un majestueux château.

Il y a un "oui" qui flotte dans l’air. Me laisse songeuse. Je ne pense pas qu’on puisse oublier ses premiers pas ici. Qu’on soit arrivé à onze ans ou plus tard. C’est tellement... hors du commun.
Mon voisin de table ne semble pas vouloir s’étendre sur le sujet. Du moins c’est ce que je pense au départ. Pourtant, il finit par reprendre. Comme s’il s’était senti obligé de développer sa réponse. Ou tout simplement qu’il aime faire mariner son auditoire (oui, oui, j’vous jure, y’a des gens comme ça).
Tandis qu’il parle, mes yeux balaient la salle. C’est vrai que quand on n’est pas à l’aise en groupe, quand on a plutôt tendance à aimer être seul-e, rester tranquille dans son coin, Poudlard peut se révéler plutôt angoissant. La joie de la vie en collectif.
Quand on voit ce flot d’élèves perpétuel. Le partage d’une salle commune et de dortoirs. On se demande comment arrivent à évoluer ceux et celles qui préfèrent les petits groupes. Les endroits à soi. C’est un des trucs qu’on peut reprocher à Poudlard : manquer d’espaces à soi. Quand on est habitué-e à avoir sa p’tite chambre, son p’tit bureau à la maison, il faut s’habituer à vivre autrement ici.

Adonys parle de la fausseté, de l’hypocrisie des autres. Qui l’a toujours rebuté. Qui l’a mené à être plutôt seul, dans cet environnement qui ne s’y prête pas forcément. C’est vrai que le groupe, c’est pas toujours cool. Parfois même, les gens sont méchants derrière leurs sourires. Je me rappelle Asclépius, qui disait avoir été longtemps moqué par les autres élèves. C’est pas toujours facile, de vivre ensemble.
Comme pour rassurer sur son état d’aujourd’hui, Adonys précise quand même que son boulot l’aide à supporter la présence des autres. Ce n’est plus comme avant, comme à Poudlard dans les années d’études.
Mon regard quitte les quatre longues tables pour glisser vers mon voisin.
Il est peut-être normal, en fait, que je n’aie jamais eu l’occasion de lui parler avant ça. Il n’a pas l’air d’être le genre de personne à chercher naturellement le contact. Mais qu’importe, ça ne me décourage pas ! J’ai bien réussi à apprivoiser Asclépius qui a tenté de me jeter je ne sais combien de fois lors de la première discussion. Puis, on n’est plus des gamins. Mais des adultes responsables et sociaux (il paraît). En vrai, j’pense il fait un effort.

-Le groupe, ça peut être très méchant et la société est hypocrite, je commence, en repoussant mon assiette pour y poser mon coude, menton appuyé sur le poing fermé. Mais quand on s’intéresse aux individus, on arrive parfois à gratter suffisamment de vernis pour voir ce qu’il y a en dessous.

Mon visage s’éclaire d’un sourire. Positif. Qui veut espérer.

-Et souvent, il y a de belles personnes. Mais ce n’est pas toujours facile de le voir.

Alors, c'est pour ça, il ne faut pas perdre espoir.

J’ai toujours aussi pensé que les professeurs avaient une grande responsabilité dans la construction du monde de demain. Parce qu’ils sont les interlocuteurs privilégiés des jeunes. Et que ce sont eux, les futurs citoyens. Qui pourront essayer de faire au mieux. Mais encore faut-il qu’ils aient appris comment fonctionne le monde. Et c’est là qu’entre en scène l’enseignement. C’est par les écoles, par les universités qu’il faut passer en priorité pour changer la Machine -cette société étriquée, étroite d’esprit, triste et étouffante à en pleurer.
Je hoche doucement la tête.

-L’éducation est l’arme à notre portée pour tenter de changer, même un tout petit peu, le monde.

Peut-être que dans le fond, je suis aussi devenue professeure pour ça. Oui, c’est même certain. Parce que j’ai voulu essayer de planter quelques graines chez les élèves. Voir ce qu’il en sort. Leur apprendre à appréhender le monde actuel. Etre là pour eux.
J’ai souvent eu le sentiment d’avoir été larguée à Poudlard. D’avoir vécu dans un cocon de cours, de franches rigolades et de festins partagés. Mais la réalité du monde extérieur, personne ne me l’a apprise. Elle est venue toute seule à moi. Et quand elle m’est arrivée en pleine figure, ça a fait très mal. Je n’y étais pas préparée. J’ai dû me former seule, sur le tas. Au grès des rencontres impromptues qui m’ont appris à trouver les forces enfouies pour faire face.
Alors, sans doute que j’ai voulu m’aventurer sur la voie du professorat pour ça. Guider au mieux les jeunes. Les aider à comprendre. Et faire leurs choix en connaissance de cause.
Mon regard a un court instant d’absence avant de se baisser, sur le morceau d’endive au bout de la fourchette. C’est marrant, une endive, quand même. C’est tout blanc. Tout pâle. Et, à l’instar des pommes de terre, elles ne peuvent pas s’enfuir et n’ont d’autres choix que de se faire manger.
A la question d’Adonys, j’abandonne l’endive pour me recentrer sur lui.

-Oui, j’ai commencé à enseigner l’Etude des Moldus. Leur monde est fascinant, je trouve. Et on ne les connais pas assez chez nous. D’où la défiance et la méfiance de certains.

Je me retiens d’ajouter que la fascination pour les Moldus doit être un truc de famille. Ma cousine Sarah les aime tellement qu’elle en a épousé un et est partie vivre dans leur monde. Mais c’est pas le moment d’étaler ma vie familiale, en plus, on s’en fiche.

-Enfin, maintenant, je me suis orientée sur l’Histoire de la Magie.

Je laisse planer un silence. Me concentrant sur la deuxième partie de la question.

-Ma première arrivée ici... j’étais stressée. J’avais peur de ne pas avoir ma place, je crois. Et, faut bien dire, Poudlard, c’est super impressionnant.

J’ai un petit rire au souvenir de l’émerveillement premier. Accompagné de la pensée que tout ça est bien trop grand, bien trop imposant. Peur de se perdre, ne pas trouver où aller, où se poser.

-Et l’angoisse de se dire "et si le Choixpeau ne trouvait pas où me répartir ?!" On a beau savoir qu’il répartit toujours, on se demande quand même si on ne sera pas l’exception qui confirme la règle. Tu avais des à priori sur la maison dans laquelle tu pourrais être réparti ?

-Je crois malheureusement que c’est le propre de l’être humain de développer des méthodes destructrices...

Un rictus amer à cette pensée. Sorciers et Moldus, chacun à leur manière, font preuve du meilleur comme du pire. On se croit différent les uns des autres parce que les premiers peuvent faire une magie que les seconds sont incapables de reproduire. Mais dans le fond, on reste humains. Je ne sais pas si c’est rassurant ou, au contraire, effrayant.

-Peut-être... que si les gens se connaissaient mieux... s’il y avait moins de murs entre nous, on arrêterait de vouloir s’étriper les uns les autres.

J’ai un vague haussement d’épaules. C’est peut-être -sans doute- mon côté idéaliste. Je reste celle qui a cru pouvoir aider à lutter contre ce monde stagnant qui coule. Celle qui s’est mariée pour une révolution. Et qui s’est retrouvée seule sans avoir encore pu aller au bout des projets qu’on s’était promis de mener à bien.
Petit soupir un peu triste.
Mais heureusement, la conversation dérive. Sur un terrain sujet à moins de débat. Emerveillement. Magie. Choixpeau et répartition. J’apprends ainsi qu’il est né-moldu. Qu’en tant que tel, il ne connaissait vraiment rien à Poudlard. Personne dans sa famille pour raconter. Narrer les couloirs de pierres et les escaliers très embêtants (quelle idée, d’ailleurs, d’installer des escaliers qui chagent de direction de façon aléatoire).
Je comprends qu’avec toutes ces nouveautés qui s’offrent aux yeux, on ne pense pas forcément à la maison dans laquelle on va être réparti-e !
Je le dévisage un instant, à sa remarque concernant nos potentielles années d’études communes. C’est vrai qu’il ne me dit pas grand-chose. On s’est peut-être croisés sans l’avoir jamais remarqué dans des couloirs neutres.

-J’ai été répartie à Gryffondor. Mais je ne suis arrivée qu’en sixième année. Et puis... on va pas dire que j’ai fréquenté assidûment la salle commune, j’ajoute d’un ton amusé. Disons que... je trouvais plus intéressant de tester les limites du règlement. Mais effectivement, je ne crois pas me rappeler de toi.

Pourtant, je suppose que j’aurais pu l’avoir remarquer.
Je pense que son profil correspond aux profils que j’aime voir. Les gens un peu sur le côté. Qui ne se mêlent pas aux groupes. Les gens qui font un pas de côté et laissent passer le flux sans trop en faire partie. J’ai toujours aimé aller vers ceux qu’on ne regardent pas forcément. Alors, il doit juste être un oubli sur ma liste de personnes à qui tenir la main avec un sourire.

Ah, les Lions. C’est quand même étrange, j’ai passé deux années de scolarité avec eux, mais mise à part une ou deux personnes par-ci par-là, je n’ai jamais vraiment eu de contacts ni de liens. Les choses ont fait que j’ai plus penché mon cœur côté Serpent.
Je le vois hocher la tête et sourire. J’ai envie de lancer ah ! Tu sais sourire! mais finalement, rien ne sort. Je me contente de le regarder. La certitude, de plus en plus, que je ne l’ai vraiment jamais remarqué durant nos années d’étude. Et que c’est un manquement.
Une découpe d’endive plus tard, il reprend la parole. Pour ma part, je n’ai plus touché à mon assiette. Je n’ai plus tellement faim.
J’arbore le visage de l’innocente. Pour peu, il y aurait presque une auréole au-dessus de ma tête. Quoi ? Moi, j’ai dit ça ? Noooon !
Le visage, tout à l’heure illuminé d’un sourire, se fait soudain plus sévère. Dans le rôle du professeur intransigeant. Qui rythme les secondes de ses doigts cognant sur la table. Les secondes en attente d’un jugement. Le juge, d’ailleurs, ne paraît pas encore tout à fait arrêté quant à la sanction et la décision à prendre.
Il y a une lueur amusée dans mon regard. L’aspect du professeur sévère lui va bien, tout en sonnant faux. Enfin, ce n’est pas le temps d’éclater de rire ! Un peu de sérieux, voyons !

-N’as-tu donc aucune pitié pour notre maison ?

Appuyer sur le notre, puisqu’apparemment, le Choixpeau l’a envoyé, lui aussi, chez les Lions. Ce qui m’amène à l’idée que, franchement, ayant côtoyé les mêmes couleurs, il est vraiment idiot de ne l’avoir remarqué.

-Tu sais, j’suis très douée pour soudoyer les autorités qui essaient de me ramener sur le "bon" sentier.

Enfin, soudoyer n’est peut-être pas le mot. J’arrive juste à les amadouer. Avec mon p’tit sourire d’ange innocent.

-Tu vas voir, c’est très cool de sortir des sentiers battus.

Mais si ça se trouve, il a déjà connu ça, lui aussi. Et je ne lui apprends rien.
J’ai l’impression qu’une âme d’enfant revient en moi. Un éclat que j’avais presque oublié depuis un moment. L’envie de s’amuser, braver les interdits, sortir la nuit par la porte de derrière sans faire le moindre bruit, pour que personne ne s’en aperçoive. Partir à la chasse aux lucioles ou poursuivre les rêves échappés.
Je me penche un peu vers lui, avec un air de connivence :

-T’as déjà mangé des marshmallows grillés dans le parc en pleine nuit ?