Saison 31 - Été

On ne peut pas dire qu'il était rincé. Disons qu'il était bien hydraté. C'est-à-dire que l'entrainement avait été fatiguant, et le rhum fort apaisant. L'un dans l'autre, c'était pas plus mal. L'épuisement avait laissé place à un émerveillement latent, et une sérieuse envie d'errance nonchalante. L'Elias avait donc quitté l'appartement étriqué pour emprunter un itinéraire hasardeux en direction de la Tamise. L'air avait tout d'un brumisateur géant, ponctué de minuscules pellicules d'eau qui virevoltaient entre les passants. L'humidité ambiante n'enlevait rien à la chaleur estivale qui s'était installé ces derniers jours au sein de la capitale.

Ce n'est qu'à la bifurcation en amont du parc agrémentant le quartier qu'Elias capta l'agitation qui oeuvrait autour de lui. Une agitation somme toute surprenante à cette heure avancée de la soirée. Son regard se perdit dans la populace environnante, repéra rapidement les raisons de toute cette effervescence. Un marché. Ou ce qui y ressemblait. C'était monstrueusement ostentatoires pour de simples vendeurs de fruits et légumes. Et sur les étalages qu'il pouvait apercevoir ne se tenaient rien d'alimentaire, non non non. On était plus sur des monticules d'objets étranges qui semblaient ne servir à rien de bien particulier. Les tenanciers des lieux alpaguaient les chalands avec enthousiasme sous couvert d'une musique de fond propulsée par des hauts parleurs à plusieurs mètres de là.

Elias se laissa porter par l'amplitude des sons aériens, le pas calqué sur le rythme fougueux, les yeux happés par une mirobolante quantité de choses plus inutiles les unes que les autres - mais oh combien attrayantes. Han, très beau ce chapeau à plume, vous le vendez combien ? Cher, très cher. Mais comme on le disait plus tôt, le rhum avait été apaisant, et le porte-monnaie à la poche s'allégea rapidement. Un kilt russe vous dites ? Intéressant... Plus loin encore, des échanges plus discrets, des paroles presque chuchotées. Ça garde du mauvais oeil... Ah oui ? Mais ça marche comment ? Il était tout ouïe. Quelque part entre une roulotte à parapluies incandescents et un distributeur d'eau en poudre, on lui fila un verre d'un alcool inconnu qui avait la même légèreté qu'un saké. C'est alors que son oeil fut attiré par un genre de tente, très haute et très large, aux couleurs tapageuses et à l'aura grandiloquente.

Il se sentait comme aimanté. Bonjour, y a quelqu'un ? Il pénétra les lieux d'un pas léger, sa boisson toujours en main, son regard accrochant milles et un objets fascinants qui habillaient le sol, les murs et le plafond. L'ambiance était étrange, et il était presque certain de ressentir dans l'air le bruissement de la magie. A moins que ce ne fut le fond de son verre qui commençait à peser sur son estomac.

Une journée de plus comme les autres pour Shawn Daniels. Une journée de plus dans la peau d'Atlas Golden, son lui "professionnel". Un pseudonyme fort convenable qu'il avait adopté il y a de cela plus de quinze ans lorsqu'il avait commencé ses diverses activités. Au départ passeur puis dealer de substances plus ou moins légales, Atlas s'était rangé après avoir failli perdre la vie lors d'une journée qu'il aime qualifier de compliquée. Depuis, il deale toujours mais seulement des histoires à ceux qui en veulent.

Cela fait donc maintenant cinq petites années qu'il a installé sa tente dans ce marché, au milieu des vendeurs divers qui ne lui accordent que peu d'attention et que sa clientèle marche plus ou moins bien. Au début une simple bâche recouvrant deux chaises, il avait su économiser et récupérer de jolies tentures aux couleurs vives et tout un tas de bibelots ésotériques de façon à attirer le potentiel chaland qui passait dans la rue. Une petite clientèle se forma vite et il devint l'un des plus grands diseurs de bonne aventure du quartier. Il prétendait savoir tout faire, du tirage de tarot à la boule de cristal en passant par les lignes de la main. Selon ses dires, rien de votre avenir ne pourrait lui échapper. Et depuis cinq ans, nul ne ressortait de cette tente sans avoir trouvé une réponse.

Peut-être allait-ce être le cas de l'individu qui venait de pénétrer sous la toile. Un homme, assurément. Les talents d'Atlas lui permettaient même de deviner ce genre de choses. Dissimulé dans un recoin de la tente, près de l'entrée, il observait le client. Bonjour mon ami. chuchota-t-il en sortant des ombres et en s'approchant très (trop ?) près de l'oreille du curieux. Je savais que vous viendriez... Les astres m'ont parlé cette nuit et m'ont indiqué votre venue. Mensonge ou vérité ? Ils ont par contre oublié de me donner votre nom. Un pas en arrière, un tour autour de la personne puis se planter devant son visage, toujours en chuchottant Qui êtes-vous ? Je suis Atlas, serviteur des étoiles et des esprits pour votre plus grand plaisir.

L'air était plus lourd à l'intérieur. Comme un drapé estival qui se serait gonflé sous un soleil de plomb. À cela s'ajoutait la vivacité des couleurs qui vrillait les iris, affolait les sens, et faisait gamberger l'esprit. Un individu apparut subitement d'une obscurité, et l'Elias sursauta. Un souffle près de son oreille, et le Baxter frémit de l'invasion de son espace personnel. Bonjour ? L'homme semblait flotter sur le sol, sa voix tout aussi aérienne que ses mouvements. Les astres hein ? Z'êtes sûr de ça ? Il est intimidé malgré lui, comme oppressé par une force étrange.

Il s'extirpe du cloisonnement social pour approcher d'un ustensile extravagant dont il vient titiller les extrémités du bout de l'ongle. Enchanté heu... Atlas, serviteur des astres et des il avait dit quoi ? esprits. J'suis Elias. Baxter. Premier du nom. Et dernier du nom, pour ce qu'il en savait. Est-ce que ça importait ? Pas du tout. Pourquoi il palabrait d'abord ? Il était intrigué, voilà tout. La visite de cette foire l'avait émoustillé au plus haut point, et le breuvage qui habitait le creux de sa main lui donnait envie de poursuivre l'aventure encore de nombreuses heures. Vous faites quoi ici alors ? Le regard se perd sur la foule d'objets indéterminés qui les entoure. Y a une odeur particulière dans votre tente dites, je saurais pas dire ce que c'est... ni même si ça lui plaisait. Mais ça prenait aux tripes, et ça l'enveloppait tout entier comme un nouveau-né.

L'homme a l'air peu à l'aise sous la toile chamarrée. Exactement le genre de sentiment qu'Atlas veut faire ressentir. Une proie apeurée est une proie crédule, prête à tout pour avoir un renseignement dont elle n'a pas besoin et dont elle ne pourra jamais vérifier la véracité. Tout dans l’esbroufe, voilà la devise cachée de Golden. Quand à sa devise officielle ce serait plutôt "Le futur vous répondra !". Mais faute de budget, il n'avait pas encore pu se faire une pancarte dans la rue pour l'indiquer.

Cling Le client vient de toucher un objet. Quel malheureux ! Le voyant surgit près de lui. Merci de ne pas toucher les ordonnateurs célestes, cela pourrait perturber les courants dans la tente. Ainsi donc son nom était Baxter. Six lettres, comme le 6 présent trois fois dans le chiffre du diable. Cet homme est d'ailleurs sûrement né un 3 Mars. Trois six, cet homme est-il le diable ? Les divagations d'Atlas sont coupées par une question qui chasse la brume présente dans l'esprit de l'homme.

Disons que j'aide les personnes en détresse afin de leur montrer la voie de illumination. La plupart du temps je me sers pour cela des courants stellaires et spirituels. Quand à l'odeur, c'est parce que nous sommes à un croisement d'énergie ici, ne le ressentez-vous pas ? Bien sûr que non il ne le sentait pas, seul le grand Atlas Golden le pouvait ! Etes-vous en détresse ? Seules les âmes en quête de réponse sont poussées par le destin à franchir cette porte. Il attrape un pouf confortable et le met devant sa petite table, poussant le client dessus. Ensuite, il fait le tour et s'installe sur un petit coussin fait d'un matériau étrange. Il est fait du même matériau que les capes d'invisibilités, faisant ainsi croire que l'homme flotte en tailleur au dessus du sol. Atlas Golden vous écoute, que pouvons-nous faire pour vous ?

V'là qu'il causait d'ordonnateurs célestes, de courants stellaires et spirituels, d'énergies... Elias n'osait plus toucher à rien. C'est que le type était sur le qui-vive, peu désireux qu'on touche sa précieuse marchandise. La tête s'agite à la négative. Non, il ne ressentait pas le croisement d'énergies. Et non, il n'était certainement pas en détresse. Une poussée vient le faire s'affaler sur un pouf, tandis que l'Atlas part s'installer de l'autre bord. Elias tique, plisse le regard.

Il était assit sur rien. Non ?

Genre comme s'il flottait au-dessus du sol.

Y avait bien de la magie ici. De là à parler de courants stellaires... bon il savait pas ce que c'était. Atlas Golden vous écoute, que pouvons-nous faire pour vous ? C'est qu'il était pas seul dans sa tête le bougre. Je heu ahem les doigts triturent le verre vide, finissent par le poser sur la table devant lui. Ben j'en sais rien moi, vous entendez quoi par détresse ? C'est que j'me sens pas en détresse moi hein, du tout du tout ! Même il serait plutôt serein. Avancée sur le siège pour approcher de l'interlocuteur, guetter le vide entre son postérieur et le sol. Il peut voir y a comme un truc, mais en même temps rien. C'était ça l'énergie là ? Enfin la détresse j'connais, mais aujourd'hui ça va, tranquille. J'suis zen.

Détresse. Si, il a connu la détresse. Plusieurs fois même, sur sa petite route de baroudeur solitaire.

Avant même aussi. Mais c'était loin loin loin tout ça.

Pouvez lire quoi dans vos courants stellaires là ? Un intérêt dans le creux de l'esprit, qui s'affute, qui s'érige. Genre même si ça concerne des trucs de y a longtemps et tout ? Y a des souvenirs qui remontent, et quelque part entre les mots de Golden et l'ambiance ambivalente de sa tente, il est prit d'interrogations du bout du monde. Des liens du sang tout ça... ? C'est sortit comme de rien, mais à l'intérieur le coeur est tout battant. Les mains moites s'entassent sur les genoux. Semblant de nonchalance. Fait chaud.