Croquer la vie.
18h.
Elle faisait jeune, pour son âge. Plantée devant le reflet du miroir, Cara observait son visage alors que derrière elle, au milieu du salon, le chaudron apaisé avait été vidé de la potion. Ses doigts effleuraient sa peau poudrée, recherchaient les sillons sur son front, les rides qui annonçaient la vieillesse. Mais les rides étaient invisibles, ancrées seulement dans ses pensées. Cara resplendissait, avec sa bouche maquillée et ses cheveux noirs ondulés. C’est sans quitter son propre regard, renvoyé par le miroir, qu’elle avait fait glisser les dernières gouttes de potion jusqu’à sa bouche.
15h.
Le couteau de boucher sanguinolent avait été jeté au fond de l’évier dans un bruit métallique. Elle aurait pu le faire à la baguette, cette tâche ingrate, de découper la chair. Mais le livre était clair ; c’était une lame d’argent qui devait déchiqueter. En noir souligné sur le parchemin abimé, la consigne était limpide. Elle l’avait lu plusieurs fois, cependant, le visage déformé par une grimace dégoutée. Mais elle avait mis tant de temps à se procurer cet ouvrage, qu’elle ne pouvait que le suivre à la lettre, désormais. Et puis, c’était déjà la sixième fois. Soulagée d’être venue à bout de l’opération, la femme s’était approchée du chaudron rempli d’un liquide noir comme l’encre et y avait jeté les membres découpés. Plongeon de la chair, éclaboussures.
13h.
Elle n’avait jamais pensé avoir à tuer. Mais il s’agissait là d’un cas exceptionnel. Était-elle prête à faire cet effort afin d’être jeune pour toujours ? La réponse était oui. Et puis, c’était indolore. Une formule, une simple formule, et l’éclair vert. Il n’avait pas eu le temps de comprendre. Les yeux s’étaient agrandis, figés. Et les larmes avaient continué de glisser le long de ses joues, bien après qu’il soit tombé, bien après qu’il ait heurté le sol. Le choc avait été amorti par la moquette à la couleur passée, et cela avait été comme un bruit sourd, vite étouffé.
12h25.
La main sillonnée de veines en relief enserrait fermement le petit bras potelé. Elle trainait l’enfant réticent derrière elle, avait renoncé à le cacher sous la cape d’invisibilité, tant il se débâtait. Il avait compris, peut-être, en tout cas il s’était mis à pleurer, voilà quelques longues minutes de cela. Plusieurs passants s’étaient retournés sur leur passage, et elle avait vu les regards inquiets. Vite dissipés par le sourire rassurant de la femme, non, vraiment, pas de quoi s’intéresser à eux, elle était sa grand-mère, qu’elle feintait. Un enfant difficile, oui, qu’elle répondait. Et il avait beau pleurer plus fort, remuer sa petite tête ronde, qui l’aurait cru, lui ? Et puis, il était trop tard, maintenant. Déjà, le Manoir de Lanxorre se dressait devant eux.
12h10.
Comme il avait été facile, de l’attraper, quand il était arrivé à son niveau. Ses mains avaient entourées sa taille, griffes recourbées contre son ventre potelé. Elle l’avait serré fort contre elle, le petit être. La tête penchée vers lui, entre ses boucles de cheveux roux, elle lui avait murmuré qu’ils allaient l’acheter, le boursouflet bleuté. Ils avaient avancé de quelques pas, laissant des marques dans la neige, pour vite s’éloigner de la vieille femme paniquée. Et ils avaient transplanés, cachés sous la cape d’invisibilité. Exercice délicat, compte tenu de l’agitation environnante. Mais l’opération s’était déroulée sans encombre, et ils avaient quitté le Chemin de Traverse sans que personne ne le soupçonne.
12h.
Elle l’avait vu, enfin, la proie. Mollement accroché à la main d’une grand-mère courbée par les années, il évoluait sur le Chemin la tête penchée en arrière et les yeux sautant d’une boutique à l’autre. Elle l’entendait, de sa cachette, s’émerveiller de tout ce qui arrivait à son regard. Son petit doigt ganté pointait vers une vitrine dans laquelle des animaux magiques étaient entassés. Elle avait cru lire sur ses lèvres, mamie puis boursouflet, mais la vieille femme l’avait tiré par le bras et son sourire avait fané. Il avait gonflé ses petites joues, manifesté son refus, alors que sa grand-mère le pressait d’avancer, vers l’endroit où Cara était dissimulée.
11h.
La cape d’invisibilité était retenue par deux mains tremblotantes à la peau tachetée de marques. Elle appréhendait, Cara. Cachée dans une allée obscurcie parallèle au Chemin de Traverse, elle observait les familles se presser de boutiques en boutiques, emmitouflées dans leurs vêtements d’hiver. Elle avait grogné, car ils étaient trop entourés, trop protégés. Les cinq autres n’avaient déjà pas été aisés à attraper, mais avec la rumeur des enlèvements qui enflait, il semblait que les parents ne laissaient plus leur progéniture seule un instant. Cara était déjà là depuis près de deux heures, et son corps tout entier était gangrené par le froid mordant.
9h.
Elle le savait, qu’il fallait y retourner. Que sa peau veloutée se creusait sur ses joues, et que son corps entier semblait lui faire mal, de maux jusque là ignorés. Sa mémoire aussi, commençait à lui faire défaut. Les souvenirs n’étaient plus qu’un puzzle aux pièces manquantes, trop nombreuses. Quel âge avait-elle vraiment ? Elle l’ignorait, avait cessé de compter, il y avait tant d’années. Ses mains noueuses étaient passées dans ses cheveux grisonnants, et un gémissement s’était échappé de sa bouche édentée. Elle avait tenté d’espacer les potions, mais les effets s’estompaient si rapidement qu’elle était contrainte d’en absorber régulièrement. Et l’ingrédient principal manquait. Un enfant rempli de jeunesse, qu’il était noté, une vie à transvaser dans un corps fatigué. Après tout, elle l’avait déjà fait à cinq reprises. Elle pouvait bien le faire une sixième fois.
