Les doigts tapotaient sur le plan de travail. Aucun signe d'impatience. Juste celui mesuré d'un battement rythmé sur une partition invisible. Le Deliers était l'instrument. La Philaester la cheffe d'orchestre. Elle n'avait qu'à intimer le morceau souhaité. Il se chargerait de le jouer. Oui. Cela était aussi simple que cela.

Un air faussement navré lorsqu'elle répondit à sa confidence. « On est d'accord. » Oui. Oui. Il y avait bien le jus de goyave proposé sur la carte. Pire encore, il y avait des gens assez braves pour en commander. Sûrement des sorciers en manque d'adrénaline ou ayant perdu un pari grotesque.
Ces personnes n'avaient jamais du boire de lait de leur vie pour tenter un jus basé sur un fruit tropical aussi douteux. Impossible autrement. Quoique. Elles ne méritaient très certainement pas de boire du lait ; au vue de leur absence indéniable de goûts. Et puis cela en laissait plus pour les gens méritant. Comme Le Deliers.

« Un Whisky. » Il répéta. « Tout de suite. » La Directrice ne rigolait pas. D'ailleurs elle ne rigolait jamais. Du moins il ne l'avait jamais vu rigoler. Le poste qui voulait cela, sûrement. Elle se mettait à l'aise enlevant sa cape pour la faire léviter jusqu'à une accroche. Ainsi elle prévoyait de rester un moment. Elle l'appela par son nom. Il ouvrit de grands yeux ronds. De « Matt » à « Deliers » il n'y avait eu qu'« un Whisky, s'il te plait. »

« Comment suis-je censé vous appeler alors ? » Sourcils froncés. Contraste étrange de cette relation hiérarchique. Pour ce soir Ms Philaester l'obligeait à la tutoyer et faire abstraction de son rôle de Directrice. Avait-il rêvé ou un sourire s'était dessiné sur ce visage lui faisant face ? Il avait du rêver.
Un sourire plus tard il jouait avec la bouteille de Pur Feu. Prenant un verre à Whisky derrière lui, il servit une dose généreuse à cette énigmatique personne. Qu'il ne connaissait qu'officiellement et très peu au final. Matt posa le verre devant elle. « Sans glaçon. » Sinon autant prendre un jus de goyave. « Sauf si vous y tenez ? » Lui n'aimait pas le whisky. Sans compter l'interdiction aux mineurs d'en boire dans l'éventualité où il aurait aimé. Aucun risque. Rien que l'odeur lui éclatait la tête vrillant ses neurones.

Pourquoi était-elle là ? Encore une de ces questions qui brûlaient ses lèvres refermées. Et encore une fois il se retint. Un client reste un client. Le Deliers restait adossé contre le plan de travail. Bras croisés. Muet. Sage. Docile. « Je vous offre le verre. » Avant qu'elle ne réagisse Matt ajouta. « C'est la première fois que je vous vois ici. Autant fêter ça. » Les patrons comprendraient. Et puis il avait de l'argent maintenant. Autant que toutes ces mornilles servent plutôt que de traîner dans un coin. Il était prêt à payer.

Azénor. C'est ainsi qu'elle voulait qu'il l'appelle. C'est ainsi qu'il devait l'appeler. C'est ainsi qu'il l’appellerait. Le Temps d'un soir. Assise au comptoir. Il la dévisageait avec ce mélange d'insolence et de fierté.
Insolence. Insolence d'une situation inversée maîtrisée clairement à son avantage. Il dirigeait le bar des patrons - façon de parler, elle n'en savait rien après tout - et il décidait. Elle était à sa merci. Tout l'inverse du reste du temps ; ces rôles contraires où lui était l'élève sous la responsabilité d'Azénor. Ce soir sonnait le soir où le Deliers avait Azénor sous sa propre... responsabilité.
Fierté. Fierté d'être aussi proche et intime avec cette femme de caractère, ne laissant rien transparaître habituellement, alors qu'il ne la connaissait que très peu. Une cliente tout autant prestigieuse que sa main gantée était ferme pour administrer Poudlard depuis tant d'années. Objet de convoitise dirigée par la femme assise en face de lui. Qui venait de... s'enquiller d'un coup sec son verre intégralement ? « Woow. » De grands yeux ronds devant cette puissance féminine. Elle cachait bien son jeu. Ou pas. La grimace sur sa tronche affichait clairement une désapprobation totale du verre ingurgité cinq secondes plus tôt.

Le Deliers l'écouta parler. Il aimait bien l'écouter parler. Quand c'était hors contexte. En dehors de tout : du château, des cours, de leur étiquette - elle de Directrice et lui d'élève, de tous ces faux-semblants, de toute cette fausse modestie, de toute cette fausse compassion, de toute cette mascarade déguisée, de toute cette... administration. Bref, de tout.
Ils n'étaient plus Directrice et Élève. Il n'y avait plus aucun rapport de force si ce n'était celui de l'Humain face à l'Alcool. Ils étaient deux amis occuper à s'occuper ; l'Un à écouter l'Autre décidée à tomber la bouteille avant qu'elle ne tombe elle-même.

« Qu'est-ce qui n'est pas très bon ? Le whisky ou le fait de s'enfiler le verre d'une traite ? » Incompréhensible. Elle en redemandait un autre. Froncement de sourcils. Ne venait-elle pas de dire que « ce n'était pas très bon » ? Il haussa les épaules sans chercher à comprendre. Après tout. Un client reste un client. Et au fond de lui il savait qu'il faudrait bien plus d'un verre pour coucher l'animal. Voulait-elle tester ses propres limites ? Les prunelles du Deliers fixaient les doigts de fée d'Azénor occupés à marteler le comptoir. Il sourit ; lui aussi le faisait souvent.

Lueur dans le regard tandis qu'il reprenait la bouteille et le verre d'Azénor, elle le provoquait en défi. Un. Dé. Fi. Grave erreur. Avec une baguette, ou sans d'ailleurs, elle était imbattable sans aucune contestation possible. Peut-être qu'au jeu du serveur le plus stylé et de la déconnade, le Deliers pensait clairement avoir toutes ses chances de l'emporter.
Quelle ironie. Il devait boire un jus de goyave pour se faire entendre dire ce qu'il savait déjà : qu'elle le considérait comme le meilleur serveur qu'elle n'ait jamais vu. Aucun intérêt. C'est donc tout naturellement que... « J'accepte ! ». La réputation du griffon était en jeu. Aucune intention de flancher. Surtout pas devant elle. Il l'aimait bien finalement. Cette petite. « Harmony pourra aller se rhabiller. »

Elle payait son deuxième verre. Matt le posa devant elle. Allait-elle se l'enfiler d'un coup sec comme le premier ? Non. Elle attendait. Qu'attendait-elle ? Le Rouge la dévisagea avec attention. Se rendant compte qu'il ne l'avait jamais vraiment vu d'aussi près. Lui, fasciné. Elle, fascinante. « Oui. Oui. J'accepte. » Rappel du défi. Il disparut dans un frigo le temps de récupérer une bouteille à la couleur rose orangée. Prenant un autre verre, il se servit une dose où aucun d'eux ne trouva à redire. « Je vous défie d'aller récupérer le numéro du type là-bas. » Par-dessus l'épaule d'Azénor il montra discrètement d'un signe de tête la table des trois personnes qu'il avait servi un peu plus tôt. « Celui qui a pris un jus de goyave. » Le doigt pointa son propre verre pour indiquer la couleur. Impossible de se planter. Bien que si elle ramenait le numéro d'un des autres, il accepterait quand même. Sourire radieux imprimé sur la tronche. « Et attention, je veux une preuve écrite de sa main. »

Disparaissant à nouveau sous le comptoir, ses mèches blondes refirent surface une dizaine de secondes après. Un stylo dans la main, il posa ce dernier sur le comptoir. A côté de leur deux verres. Il prit le sien, trinqua dans celui contenant le whisky et le descendit également d'une traite. Une grimace terrible s'ensuivit. L'impression d'avoir été sali. Horrible. Affreux. Le goût écœurant. La texture légèrement pâteuse. Il reposa le verre vide. « Si vous le faites. Si vous me ramenez son numéro, je vous offre le suivant. » Il tapotait sur le comptoir de ses doigts endiablés. Allait-elle se coucher plutôt que prévu ?

Liste des consommations:

« Qu'il en soit ainsi ! ». Azénor prit son verre pour l'avaler cul sec. Comme si de rien n'était. Elle le posa sur le comptoir. Le Deliers la regardait avec sincérité et compassion. Elle n'avait pas le moins du monde une quelconque intention d'aller se coucher. Du moins pas tout de suite. Et peut-être pas toute seule ?
En effet les prunelles s'étaient focalisées sur la bouteille de whisky. Le niveau diminuait légèrement mais sûrement. Et pendant ce temps le stylo et Azénor avaient disparus. La demoiselle s'était déjà levée pour mieux s'enfuir au loin. Electron libre voyageur - elle fonçait droit vers sa cible prétendante avec la détermination d'un Cognard resté trop longtemps enfermé. Besoin de s'exprimer. Besoin d'aller au contact. Impact inévitable à l'arrivée. Matt l'observa. Elle parlait à l'homme concerné. Le griffon n'entendait pas leur conversation. L'homme se leva pour chopper la main d'Azénor et lui écrire dessus. Shit. Elle venait de gagner.

Le petit Lion la vit revenir vers lui. Il se l'entendait déjà se vanter fièrement d'avoir remporté haut la main le challenge, lui demander un autre whisky. Alors il ancitipa en souriant. Décidément. Les doigts déjà sur la bouteille, il remit une troisième dose dans le verre de la Belle avant qu'elle ne se rasseoit face à son air faussement impressionné. « un autre ? ». Il acquiesça. La Directrice tenait à ses engagements tout autant que le Deliers aux siens. Une promesse était une promesse. Elle lui offrait à boire. A lui. Qui la servait. Un sourire amusé.

La jeune femme imposa ses conditions ; qu'il aille demander à Elias une augmentation. Cela enleva aussitôt l'amusement de sa frimousse pour laisser place à une grimace coincée. Celle-là fut spontanée. Nul besoin d'un jus de goyave pour la décrocher. Il tourna la tête pour observer le boss un peu plus loin. Le patron était le type le plus sympa qu'il connaisse ici. Mais le Deliers était l'une des nouvelles recrues. Alors autant dire qu'il pouvait s'asseoir sur une quelconque augmentation autant qu'elle était assise avec son royal fessier sur ce tabouret.

Les prunelles interrogeaient celles de sa Directrice pour tenter d'y déceler il ne savait quelles réponses. Il ignorait même les questions qu'il se posait. « Groupie » ; le mot revint dans l'Esprit. C'était le cas de le dire. Et il y avait de quoi. Un regard par-dessus l'épaule d'Azénor pour confirmation de ce qu'il pensait : trois paires d'yeux qui le fixaient avec toute la non-classe que cela impliquait. Du moins trois groupies qui la fixaient elle plutôt logiquement. Se faisant tout petit, le Deliers baissa légèrement la tête pour disparaître progressivement de leur champ de vision.

Il reporta son attention sur elle. Symbôle de force et de réussite. Elle faisait sa fierté - à lui et aux Autres Rouges des Gryffondor ; trop heureux que la Directrice soit issue de leurs rangs. Belle. Très belle même. Dynamique. Jeune. Déterminée. Autoritaire. Sympathique. Et Directrice de Poudlard avec tout ça. Pas étonnant qu'elle soit aussi convoitée que l'Académie qu'elle défendait corps et âme. Azénor. Véritable Dame de Coeur d'un château de cartes toujours debout malgré les siècles et les siècles. Elle forçait le respect. Il avait tout le sien. Quelque part au final, ils avaient de la chance de l'avoir. Se dire que quelque part elle pouvait être sa mère. Se dire qu'il serait tellement fier d'avoir une mère comme elle. Et la gorge se nouait à la réflexion qu'il n'avait jamais connu la sienne.

Loin de se laisser abattre le Gryffondor se ressaisit rapidement. Il rigola sachant que cela arriverait forcément ; un challenge n'en était pas un sans difficultés. Elias. Promotion. « Je n'ai qu'une parole. Il est pour moi. » Le Deliers lui tendit le verre déjà rempli avec un sourire franc. Et pour le boss ? Il en faisait son affaire. « C'est comme si c'était réglé. » Ou pas.

Reposant la bouteille qu'il avait dans les mains, il s'éclipsa pour aller interroger le patron. Sourcils froncés contre sourcils froncés. A mesure qu'il avançait vers Elias le doute grandissait. Jamais Elias n'accepterait. Impossible. Ce dernier tourna la tête vers Matt lorsqu'il le vit débarquer. Interrogé du regard par le boss, Matt fit instinctivement demi-tour moyennement voire très peu sûr de lui. Voyant qu'Azénor l'observait, il grommela. Le petit Lion se retourna à nouveau pour faire face à son défi. A parier là-dessus, elle ne pouvait l'entendre.

« Hey boss. La dame, là-bas. » Un signe de tête pour désigner Azénor en train de les fixer. Il prit soin de ne pas révéler son identité. « Elle me paie un verre si... Si... » Elias le regarda lui. Puis elle. Alors Matt le regarda lui. Puis elle. Elle les regardait. « Une promotion. » Moment de flottement. Gênant. « Si je viens demander une promotion, elle est prête à me payer un verre. » Rictus de sa part, le boss ne dit rien. Un énième regard vers Azénor avant qu'Elias ne retourne à ses activités sans rien dire. Alors sans rien dire le Deliers retourna aux siennes. A parier, il l'avait parié. Cela foirerait. De toute évidence. Mais il avait tenté. Pas déçu de sa tentative pour une mornille il annonça fièrement. « C'est bon c'est réglé. » Matt planta ses prunelles brunes dans celles de sa Directrice. « Il a rien dit. » Avouer la vérité. Inutile de lui mentir. Elle le savait. Elle le savait toujours lorsqu'on lui mentait. Impossible de lui faire à l'envers. Et il n'en avait aucune envie. « N'empêche que je peux vous chopper son numéro si vous le souhaitez. » Il rigola tout seul comme un débile. « A moins que...  » Les prunelles repartirent au-dessus de l'épaule. Zieuter discrètement les trois clients. Ils avaient lâchés l'affaire pour l'instant. Sûrement trop occupés à déblatérer sur ce qu'il venait de se passer. « Le boss. C'est pas le genre de type à boire du jus de goyave. »

Des yeux ronds. Illumination soudaine. Comme une évidence. « J'parie que les trois types sont en train de débattre sur la future place du jus de goyave dans notre société. » Matt tapota l'épaule d'Azénor. Pour être bien sûr qu'il avait toute son attention. Oupsiiiiii. Il se rendit compte après de ce contact machinal. Qu'allait-elle dire ou faire ? Elle ne laissa rien paraître comme souvent. Il hésita à continuer... Mais bon, maintenant qu'il était lancé. « C'est sûr. Le jus de goyave. Celui qui en a commandé un. Il s'est dit que vous vouliez le chopper. Non seulement les deux autres doivent être dégoûtés mais en plus ils doivent sûrement être en train de se dire que cette boisson attire les femmes.
Imaginez. S'il faut on vient de relancer l'industrie de la goyave. Allez savoir... »

Impensable. Et pourtant... Le Deliers s'étira faisant craquer ses vertèbres. Du lait. C'est ce qu'il préférait. Et pourtant pour le coup il ne dirait pas non à une Bièraubeurre. Un coude posé sur le comptoir. La tête posée dans sa main. Il regardait la salle afin d'estimer si on le sollicitait. Non. Parfait.
Alors il pouvait rester avec elle. Il appréciait sa compagnie. Il espérait que l'inverse soit aussi vrai en se rassurant légèrement par le fait que si ce n'était pas le cas ; primo elle le lui aurait fait savoir et deuxio elle serait déjà partie. « C'est vous qui invitez ? Quelle délicate attention. » Il se servit une Bièraubeurre dans un verre. Il le leva ensuite pour trinquer proprement avec Azénor.

Liste des consommations:

Elle soulignait sa performance ratée, vouée à l'échec avant même qu'elle eût été débutée. Complimenté cependant le petit Lion s'en trouva flatté. Elle sortit même l'artillerie lourde des compliments. Performance. Honneur à la Maison. Lui, le Deliers. Un vrai Gryffondor.
Le patron. Elias. Un type qui avait la classe. Cela rimait. En plus d'être vrai. De toute évidence.
Sous les yeux stupéfaits mais néanmoins admiratifs de Matt Azénor s'était lancée dans une parfaite imitation du type et son jus de goyave toujours assis à sa table avec ses amis : torse bombé, intonation réaliste, discours logisticien enflammé. Tout y était. Prestation exquise. Le griffon en aurait presque eu la larme à l’œil tant la représentation était bluffante. Pas sûr qu'elle apprécierait la comparaison avec Robert ? Le goyavophile. Il avait une tête à s'appeler Robert. Allez savoir... Ne lui avait-elle pas demandé son nom ? Il garda l'interrogation pour lui. Il l’appellerait Robert dans sa tête. En public cela serait très certainement mal vu. Sans doute.

« Ils pourraient quand même nous dire merci. On a refait leur soirée. » Le Rouge acquiesça sans rien dire. Il est vrai. Et peut-être que ces trois types allaient refaire réellement le Monde dès demain. Auquel cas Azénor et lui seraient bien obligés de les remercier à leur tour. Allez savoir... Les lâchant du regard il se recentra sur la demoiselle lorsqu'elle leva son verre pour trinquer avec lui. Là était tout l'Honneur. Il but une gorgée délicieuse, se mettant un peu de mousse là où naîtrait peut-être bientôt une petite moustache ?
Alors quand elle quémanda des cacahuètes. « Si, bien sûr. » Bras croisés, elle attendait sagement. Comme une mignonne petite fille boudeuse. Sans le côté boudeur. Les ongles fatigués sans doute ne martelaient plus le comptoir usé. Le Gryffondor s'absenta le temps de répondre à la demande. Fouillant par-ci par-là il finit par trouver ce qu'il cherchait.

Dans une étagère sous un pan du comptoir, les mains du stagiaire prirent deux petits sachets de cacahuètes parmi la vingtaine présente et tout un tas d'autres conneries qu'elle contenait. A haute voix, il se parlait plus à lui-même. « J'savais bien qu'on avait des cacahuètes. J'suis pas fou. » Il se releva pour retourner vers celle qui alimentait sa plus belle soirée depuis qu'il travaillait ici. Prenant un petit ramequin au pasage le Deliers déversa le contenu des deux sachets dedans avant de le pousser vers la Belle.

Un regard vers la bienveillante. Solide. Joyeuse. Riant aux éclats. Libérée de ses tourments le temps d'un soir : le Deliers venait de gagner là son plus beau des défis. Lui toujours debout derrière le comptoir. Elle toujours assise sur son tabouret. Elle posa une question qui n'en était pas une. Son doigt pris feu comme par... magie. Sans baguette. Avec sa seule volonté inébranlable. Une petite flammèche qui vint toucher les doigts du Deliers encore scotchés sur sa Bièraubeurre. « Wouuaaaaaaa. » De grands yeux ronds. Bouche grande ouverte ébranlée par la surprise d'une telle prouesse. Incroyable. A la seconde question qui n'en était point une également, il acquiesça énergiquement de la tête comme si quelqu'un lui avait pris le crâne pour le secouer verticalement. « C'est si fabuleux. » Répétition des mots. Comme pour en amplifier le sens et la portée. « Géniaaaaaaal ! » Il n'en revenait pas. Le petit Lion était limite prêt à aller courir jusqu'à Elias pour lui dire de venir voir ce tour de passe-passe fabuleux. « C'est sûr. Il faudrait qu'on apprenne ça ! » Il était comme un dingue qui aurait redécouvert la magie une seconde fois.

Son excitation devant le numéro retomba au bout de quelques minutes. Azénor osa une seconde gorgée d'un verre qu'elle savourait cette fois. Du moins, qu'elle avait l'air de vouloir déguster en plusieurs tempos. « Et toi Matt, comment va la vie ? Es-tu heureux ? » Deux nouvelles questions pour le prix d'une. Cette fois elles étaient sincères. Il s'agissait là de vraies questions. Qui attendaient donc de vraies réponses. Il but une nouvelle gorgée comme pour se remplir de courage. « Heureux ? » Il fit mine de réfléchir. « Je crois que je le suis. »
Ce n'était pas qu'un simple mot. Et encore moins si facile de répondre à cette question pourtant simple en apparence. Le Deliers était-il heureux ? Il avait eu ou avait encore son lot de galère comme tout un chacun mais il levait la tête pour tâcher de faire face. Alors honnêtement. « Un ado de 15 ans avec des problèmes d'ados de 15 ans. Je ne vous apprends rien. » Elle était passée par là bien avant lui. Peut-être même avait-elle déjà eu cette conversation il y a des années : Azénor à la place du Deliers, debout derrière le comptoir, en train de discuter avec la Directrice de son époque ? « La vie suit son cours. » Soupçonné d'être un flemmard avéré anxiogène au passé troublé ; se réfugier dans le travail ici avait finalement été une bouée pour un Deliers qui ne savait que trop bien pas nager. La naissance d'émotions insoupçonnées pour des personnes bien précises. Tracas d'adolescent bien peu importants pour la Miss assise devant lui. Fermement sérieux. « Et puis... Je suis en passe de confirmer le fait que je sois le meilleur serveur que vous ayez jamais eu. Ca suffit à me rendre heureux. » Un sourire d'insouciance encore une fois.

Le doux parfum. Le doux parfum d'une Azénor naturelle réconciliée avec elle-même. Le doux parfum d'une très belle soirée en sa compagnie inattendue. Le doux parfum d'un moment privilégié. Azénor. Le Deliers. Elle riait. Elle profitait. Alors il ne lui posa pas la question : était-elle heureuse en cet instant ? De toute évidence. Oui. Elle l'était.

Le Temps d'une soirée. Leur complicité était devenue si chaude à son cœur. Jamais il n'oublierait ce soir. Avant qu'elle n'entre pour venir s'emparer de ce tabouret, de ce comptoir et de son Esprit, elle n'était à ses yeux que Madame la Directrice de Poudlard. Désormais le petit Lion la regarderait inévitablement avec un regard tout Autre pour Toujours. Totalement différent de celui qu'il avait eu jusqu'à présent. Celui de celle qui - sincère, proche, bienveillante, humaine - s'était finalement intéressée à lui le Temps d'une soirée.
Et la revoir après ce soir - dans le Château, dans la Grande Salle ou au détour d'un couloir - le renverrait, lui, derrière ce comptoir et la renverrait, elle, sur ce tabouret. Un écho incontrôlable de l'instant présent. Des yeux et un jugement transformés à Jamais.

Le Gryffondor mit un sacré coup à sa Bièraubeurre désormais presque terminée. Sa langue passa au-dessus de sa lèvre supérieure pour essuyer la mousse déposée. Azénor semblait adorer les cacahuètes à en juger par la vitesse à laquelle sa main faisait la liaison entre le ramequin, sa bouche puis le ramequin. Un coup d’œil au verre de la demoiselle qui lui en revanche stagnait. Atteinte des limites ? Non. Elle profitait de l'instant. Et des cacahuètes. Et elle avait raison ! Elle lui en proposa. Des cacahuètes ? Pourquoi pas. Matt n'en était pas très fan mais il se laissa tenter. Histoire qu'elle ne culpabilise pas trop à l'idée d'avoir décimé les deux sachets. Matt rigola.

Le Deliers la regarda en prendre une pour la coincer entre ses doigts de fée. L'arachide virevolta dans les airs avant d’atterrir magistralement dans la bouche d'Azénor. « Oh, vraiment ? » Ils en étaient là. Il prit un air faussement impressionné. « Pas mal. Pas mal. »
Meilleur serveur. Aucune contestation possible. Elle avait du quémander les cacah.. Quoi ?! Le titre allait lui passer sous le nez à cause de ce détail ?! Azénor poussa le bol vers lui. Alors Matt regarda d'abord la pauvre cacahuète suivante finir sa course sur le sol quelques mètres plus loin pour ensuite la regarder elle avec un air si sérieux qu'elle en serait déstabilisée. Pour sûr. Les prunelles brunes vinrent défier avec insolence son aînée fièrement assise. Elle. Le. Défiait. Encore. N'avait-elle donc point compris qu'il relèverait tous les défis proposés ?!

« Je pensais qu'on n'en avait plus. Sinon je vous les aurais directement proposé ! » Faux. Totalement faux. Matt joua une tête scandalisée à la simple idée qu'elle lui en tienne rigueur dans sa notation pour le nominer dans l'Elite des serveurs. Bien rattrapé le Deliers. A force de faire tanguer en équilibre le plus de verres possibles sur un plateau, il avait appris à rattraper le coup plus d'une fois. Et toc.

« Meilleur serveur du monde ?! » Matt fit mine de réfléchir. En réalité la réflexion était toute faite. « Trop facile. » Assurance légendaire. Les doigts du Rouge tapèrent dans le pot presque vide. Une lueur de malice dans les yeux. « Vous me laissez pas beaucoup d'essais on dirait. » Azénor avait presque entièrement décimé le ramequin. Il rigola. Encore. A gorge déployée comme cela n'était plus arrivé depuis... longtemps.
Il repartit sous le pan de comptoir prendre de nouvelles munitions. Valait-mieux l'avoir en photo qu'au comptoir la Miss. Les doigts déchirèrent d'autres sachets pour en vider le contenu dans le ramequin se remplissant à vue d’œil.

Matt prit une cacahuète. Il fit mine de l'examiner avec ses prunelles d'expert. Tout y passa. Consistance. Forme. Aérodynamisme. Solidité. Son pouce et son index vinrent écraser l'arachide pour tester sa résistance. « Mouais ! » Celle-là devrait convenir pour commencer. Il plissa les yeux envers Azénor comme pour lui intimer de se taire. Le temps de l'acte, sa concentration devait être maximale. Il regarda la demoiselle sans accorder une quelconque espèce d'importance à la cacahuète. Son pouce projeta la munition en l'air sans que ses iris ne lâchent Azénor du regard. Il essayait de l'hypnotiser. Ou un truc du style.
Au dernier moment, celui qu'il jugea opportun, il eut un mouvement rapide de son cou, de sa bouche et de sa langue. Il venait de chopper la cacahuète dans sa course descendante après qu'elle ait atteint le haut de sa courbe parabolique. A la manière d'un caméléon gobant une mouche en plein vol. Ou pas. La cacahuète venait de s'écraser piteusement par terre. Néanmoins le Deliers faisait semblant de mâchouiller l'arachide. « Hmm. Hmm. Elles sont pas mauvaises. Pas trop salées. » Imperturbable. Il fit mine de terminer sa mastication déglutissant pour rendre encore plus vrai sa tentative ratée. Il but une gorgée finissant ainsi son verre par la même occasion.

Du feu. La Belle n'y avait vu que du feu ! Enflammé. Voilà ce qu'il était. Chaud patate. Tout feu tout flamme.
Élevé dans la misère. Pauvre. Très pauvre même. Faible. Très faible même. Nourri en moyenne seulement trois voire quatre fois par semaine - et encore, seulement quand ils y pensaient. Ses parents. Ils lui donnaient à manger des cacahuètes à travers les barreaux de sa cage. Pire encore : souvent... ils les lui jetaient. Ils savouraient ce moment ingrat où ce petit Matt impuissant - les mains solidement attachées au mur dans son dos - devait gober les arachides avec la seule force de sa bouche sous peine de voir son maigre repas tomber par terre devant lui. Cette enfance l'avait forgée, solidifiée. Elle l'avait fait devenir aujourd'hui le Deliers qu'il était aujourd'hui, debout devant Azénor.
Hmmmm. Hmmmm. Non. Définitivement non. De toute façon Azénor ne le croirait pas. Cette histoire comprenait trop d'incohérences possibles. Alors à son « Impressionnant! » il rendit simplement un « Des années de travail. Pour en arriver là. ». Toujours cet air faussement enjoué et flatté imprimé sur la tronche. Il garderait cette version pour une autre fois.

Le petit Lion ne l'avait pas vu. Ce verre vide. Ce terrible verre vide terriblement... vide. Pas le sien. Celui d'Azénor. Le fait qu'elle le porte à nouveau à ses lèvres sèches fit rater un battement au Boum Boum du Deliers. Elle courrait à la déshydratation en même temps que lui à sa propre perte. Il s'éloignait du titre et il en serait entièrement tenu pour responsable. Il ne le supporterait pas.
La voir jouer aussi fébrilement avec ce contenant aussi vide que le cerveau d'un licheur hongrois. Cela en était assez ! Le message était clair. Il s'apprêtait à rempiler, les doigts sur la bouteille de Pur-Feu non loin de là. Mais elle brisa le silence. Et sa ligne établie. Fini le Whisky. Madame voulait du sucré. De l'amertume. Mais pas trop. De l'acidulé. Du rose. « En gros un jus de goyave quoi. » Matt éclata de rire à la réflexion toute faite.

« Sucré. Pas trop amer. Acide. Rose. Rien que ça ? » Le Deliers hésitait à lui sortir un jus de goyave. Vraiment. Un regard par-dessus l'épaule de la demoiselle. Robert était toujours en position avec Henri et Didier. Il se recentra sur Azénor qui venait de déposer en claquant quelques pièces sur le comptoir. Le Gryffondor ne regarda même pas l'argent. Ses mirettes étaient focalisées dans celles lui faisant face. Il plissa les yeux pour tenter de voir ce qu'elle pensait. Là. Maintenant. En cet instant précis.

Soudain, sans préavis, le petit Lion posa ses deux mains sur le comptoir devant lui. Visage faussement scandalisé. Totale réaction jouée d'une stupéfaction indignée. Pour finalement. « Vous empoisonnez ?! En voilà une très bonne idée. » Il lui tapota sur l'épaule. Un pur geste de compassion. Ses doigts restèrent sur l'épaule. De son autre main, d'un index et un majeur collés pour la Vie, il lui fit signe de s'avancer vers lui pour qu'il lui chuchote doucement dans le creux de l'oreille. « J'en ai une meilleure. » Un sourire radieux éclairait son visage nouvellement illuminé. « Bougez pas. J'en ai pour trois minutes. » Pause pipi ? Que nenni. Sans attendre de réponse il s'activa en coulisses.

Travail masqué. La Belle ne devait en aucun cas voir ce qu'il préparait sinon ça romprait le charme et l'intérêt. « Et regardez pas ! » L'Esprit guidait. Les doigts suivaient et s'activaient au rythme des instructions émises par sa matière grise. Un scénario précis. Limpide. Trois verres à shooter...
Un shot de Tequila. Dilué dans du jus d'oranges frais. Un zeste de citron pressé par dessus pour accompagner. Et de un ! Il prit la bouteille rose-orangée qui lui avait déjà servi un peu plus tôt dans la soirée. Il en servit un shot dans le second verre. Du jus de goyave. Sourire discret diabolique au coin des lèvres qu'Azénor ne pouvait observer. Peut-être aurait-elle oublié ? Aucun risque. Tant pis. Il le prenait. Et de deux ! Il partit pas très loin chercher l'un des secrets les mieux gardés des Trois Balais. Fait un peu plus tôt car souvent demandé. Heureusement qu'il en restait. Le Deliers déposa une dose du nectar dans le troisième et dernier verre. Un shot de Hakuna Banana.

Matt regroupa les trois shooters dans ses deux mains. Il retourna d'un air triomphant auprès de la demoiselle trop longtemps délaissée. Elle devait même être presque desséchée. Il posa consciencieusement les trois verres devant elle. Le Rouge prit soin de les espacer les uns des autres mais avec le même écart entre les trois. Fronçant les sourcils il la dévisagea. Elle n'avait pas l'air si desséchée que cela. « Trois shooters différents. Chacun a ses mystères. » Le Deliers la regarda attendri. Il comprendrait très bien qu'elle n'ose pas. « Chiche : vous êtes capable de boire les trois et de me dire ce qu'ils contiennent ?! » Ses propres ongles l'intéressaient soudainement. Futé le Deliers. Il savait que cela rajouterait un côté encore plus dramatico-désintéressé. Obligé elle foncerait. Un client reste un client. Mais piquée au vif, comme elle le serait très certainement, cela pouvait devenir très intéressant. « Je comprendrais très bien que vous ayez peur. » Les doigts tapotèrent le comptoir avec insolence. Battement d'une énième mesure invisible. « Empoisonnée. Tout ça tout ça. » En faisait-il trop ? Très certainement. Mais il faisait également de gros efforts pour garder son sérieux. Les prunelles observaient Azénor, ils guettaient sa moindre réaction.

Assise sur son tabouret, le Deliers savait que la Azénor marcherait dans son piège. « Ok, chiche! » Mieux encore, elle ne marchait pas → elle fonçait ! Et quoi de plus belle que cette délicieuse tête brûlée qui s'enflammait. Elle lui montrait son côté joueuse. Elle puisait dans ses réserves abondantes voire infinies. Avait-elle des limites ? Difficile de s'imaginer que quelque chose ou quelqu'un pouvait l'arrêter. Et quand bien même cela devait sûrement exister il préférait ne pas y penser. Ne pas casser le mythe : elle était invincible et rien ne pouvait l'arrêter.

Défi relevé. Elle descendit les trois shooters en trouvant facilement les deux premiers. Le dernier lui était inconnu ; parfait il avait au moins réussi à attiser sa curiosité à défaut de l'avoir empoisonnée avec le jus de goyave. « Mmmmh, pas mal le troisième, c'est quoi? Pas mal non, 2/3? » Matt rigola dans un franc sourire. « Oui, joli score. C'est pas mal. Pas mal du tout même. » Elle était radieuse. Incontestablement heureuse d'être là. Belle. Rebelle. Naturelle. Détendue. « Le troisième verre est une spécialité maison. Un shot d'Hakuna Banana. Cocktail savamment maîtrisé par... le boss. Entre Autres. » D'un coup de menton il pointa Elias. Le Roi des cocktails.

Les prunelles du petit Lion observèrent celles de son aînée. L'alcool était définitivement en train de s'accaparer son Corps et son Esprit mais il n'enlevait rien à la véritable Azénor révélée ce soir : douce, intéressée, intéressante. Pire encore... accessible. Pas celle habituellement camouflée derrière ses apparences, ses contraintes, son rôle de Directrice de Poudlard.

Matt fatiguait également mais n'en démontra rien. Accuser le coup d'un service pas si reposant que cela finalement. Des raclements de chaises, des sorciers qui se levaient. Un puis deux puis... Tiens, pas trois ? D'un signe de tête et d'un « Au revoir, messieurs ! » il regardait les invincibles Didier, Henri et... Robert ? Les deux premiers partirent sans demandeur leur reste mais le dernier mit un temps fou à se préparer, se lever et dégager.
Allant même jusqu'à lorgner encore sur la jeune femme avec convoitise. Qu'espérait-il au juste ? Depuis qu'elle avait été le voir un peu plus tôt, il devait se faire des plans sur une comète désormais proche de Saturne. Le Deliers se pencha vers la Azénor assise devant lui et lui chuchota dans le creux de l'oreille. « Je crois que Robert vous zieute avec grand intérêt. » Quel était le programme maintenant ? Le Rouge était l'obligé de sa cliente : elle ordonnait, il obéissait. C'est comme cela que fonctionnait un service de haute qualité. Les mains partirent à la recherche du torchon le plus proche pour se le mettre sur l'épaule à la façon des vrais. Laver un verre ou deux. Prendre de l'avance.