Au détour des chemins [Terminé]

Saison 31 - Été avant la rentrée scolaire.
avec Lestat Delioncourt Jr.

La cadence de ses pas assurés rythmait la progression de la sorcière dans le dédale des petites ruelles qui menaient à l’allée des Embrumes, jonchée d’âmes errantes imprégnées de noirceur aux indéniables relents de quelques substances illicites. Tulii progressait sans crainte. Les marginaux ne faisaient pas partie des ombres qui peuplaient ses cauchemars. La sorcière se méfiait davantage des sourires trop avenants, trop polis pour être honnêtes, des masques que certains se plaisaient à revêtir dans de fantasques comédies. Ceux-là faisaient frémir son être dans de tortueux souvenirs. Loin des terres qui l’avaient vue grandir, elle se rappelait encore des préjugés dont on l’avait passablement affublée, des chuchotements sur son passage dans les couloirs de Poudlard et des demandes fantaisistes pour vérifier si ce qui se disait au sujet des enfants des contrées africaines était vrai. Si Tulii conservait de ces moments une certaine rancœur, elle n’en éprouvait pas moins une certaine reconnaissance envers cette bêtise teintée de cruauté. Grâce à eux, elle avait appris à tirer fierté de ses racines, à faire une force de ses différences incomprises et trop souvent jugées comme distraction. Puisqu’il fallait être cette bête de foire, autant leur donner satisfaction en se montrant digne du talent qu’on lui prêtait. Un seul bémol au tableau ; l’animagie ne faisait pas partie de la représentation et cela risquait d’en décevoir plus d’un. Un malencontreux détail qui ne manquait pas de la faire sourire intérieurement, au vu de leur connaissance bancale envers sa culture. Non, ils ne savaient rien.

Les regards des autres n’étaient rien, pas plus que la pression des doigts crochus, rongés par la vieillesse et le laisser-aller, qui n’en finissaient plus de s’accrocher à son passage. Ces ombres du passé, du présent et du futur n’étaient rien de plus que des anges déchus, sûrement tout aussi incompris qu’elle.

Avec un sourire affable, elle passa sa main sur le bras de la sorcière qui s’obstinait à vouloir l’entraîner vers une destination inconnue et insista à son tour de son regard noirci d’ostentatoires tracés crayeux. Cela avait suffit à calmer l’impétueux entêtement de la petite vieille qui s’était écartée du chemin pour laisser apparaître derrière elle une devanture sombre et poussiéreuse ; Barjow & Beurk.

Il lui semblait bien que dans des temps pas si révolus, son père l’y avait une fois amenée. Un bien bel endroit, un antre qui ne pouvait inspirer que les âmes aventurières ou à la recherche d’une magie injustement décriée par certains.

Le sourire de Tulii étira ses lippes dans une déraisonnable envie de se plonger à corps perdu entre les étals de l’échoppe à la ténébreuse renommée. Elle s’apprêtait à traverser la rue lorsqu’elle se rendit compte qu’elle n’avait plus son parapluie. L’avait-elle oublié à Ollivander, ou bien … Non, elle l’avait déposé contre un mur le temps de ranger précieusement sa nouvelle baguette, un malencontreux oubli qui s’avérait fâcheux.

Tulii étouffa le juron juste avant qu’il ne frôle le seuil de ses lèvres, avant qu’elle n’aperçoive la toile à la teinte familière s’extirper de l’ombre de la ruelle par laquelle elle venait d’arriver, accompagné de son porteur ; le jeune homme d’Ollivander's.

L’allée des Embrumes. Parfait. Il commençait à pleuvoir. Fantastique.

Comment s’était-il retrouvé dans cette galère ? Lestat ne saurait l’expliquer tout à fait.

Tout avait si bien commencé – il s’était rendu sur le Chemin de Traverse pour acheter une nouvelle baguette après que la sienne, achetée six ans auparavant à un marchant Français sans scrupule, ait rendu l’âme. La vendeuse de Chez Ollivander’s avait été sympathique, n’avait pas bavardé outre mesure, s’était montrée professionnelle comme il aimait. Puis il avait fait l’acquisition de la baguette la plus parfaite, la plus compatible, la plus…

Lestat trébucha sur un pavé mal aligné. Il ne manquait plus que ça, manquer de s’affaler de tout son long au beau milieu de l’Allée des Embrumes. Mais bon Dieu, quand est-ce qu’elle allait s’arrêtait ? Si seulement il n’avait pas été aussi réticent à se faire remarquer, il aurait pu l’appeler.

Et comment l’aurais-tu appelée, gros malin ? « Et oh ! » ? « La fille ! » ? « Mademoiselle-la-sorciere-qui-se-ballade-sur-l’Allée-la-plus-malfaisante-du-Pays ! » ? ! Tu ne parviendrais qu’à te ridiculiser.

Il n’en revenait toujours pas, comment s’était-il retrouvé dans cette galère ? Il n’avait jamais pu rien refuser aux vieilles personnes alors naturellement quand cette vieille dame qui aurait pu être son arrière-grand-mère (et de loin) lui avait demandé, ou plutôt commandé, de courir après cette « pauvre jeune fille » qui avait oublié son parapluie alors qu’il s’apprêtait lui-même à sortir du magasin de baguettes, il n’avait rien su répondre d’autre que « Bien entendu, bien entendu ».

Et le voilà, un sorcier pas même diplômé, qui déambulait dans l’Allée des Embrumes en suivant à la trace une jeune femme qui avait de toute évidence un gout répugnant en matière de lèche-vitrine.

« pauvre jeune fille », tu parles !

Il se trouvait quelques pas derrière elle quand il vit une vieille sorcière décrépie lui enserrer le poignet. Hésitant à moitié, il ne la connaissait pas après tout, Lestat fit mine de sortir sa nouvelle baguette toute neuve mais la jeune femme était parvenue à s’extirper avec une délicatesse féline et si efficacement que Lestat se demanda une demi-seconde si le premier sort de la toute nouvelle baguette de l’inconnue n’avait pas été un Imperium bien senti à l’encontre de la malheureuse vieille sorcière en guenilles.

Elle avait l’air d’être bien habituée à ce quartier mal famé, tout cela ne lui disait rien qui vaille. Peut-être qu’il devrait tout simplement rebrousser chemin ? Mais que ferait-il du parapluie ? Le garder ?

Eh quoi Lestat, ce n’est pas un trophée, c’est un parapluie.

Il hésitait toujours lorsqu’il se rendit compte que des mains s’accrochaient à ses propres poignets maintenant. Mais comment s’était-il retrouvé dans cette galère ?

Il s’extirpa de l’étreinte nauséabonde de ces détritus ambulants en jouant des épaules et en lançant des regards menaçants à droite et à gauche. Parler ? Peuh trop peu pour Lestat, on ne gâchait pas sa salive pour si peu.

Lestat regarda alors autour de lui et remarqua l’édifice qui abritait Barjow & Beurk – il en avait déjà entendu parler, bien-sûr, et se souvenait qu’il avait lu le nom de la boutique de magie noire dans d’anciens compte-rendu de procès, mais il n’aurait pas pensé un jour s’y retrouver, seul, à la merci d’on-ne-sait quelle sorcière qui devait penser qu’après avoir acquis une nouvelle baguette, une petite balade sur l’Allée des Embrumes était appropriée. Et surtout pas pour lui rendre un parapluie…

Bah, un peu de courage, Lestat !

Il lui sembla que la sorcière avait songé une seconde à traverser la rue avant de s’apercevoir de la présence de Lestat.

Il est trop tard désormais, elle voit bien que tu as son parapluie ! Ah moins que tu préfères passer pour un voleur ?

Il s’approcha alors d’elle, le regard résolument planté dans le sien, dans une attitude de défi, les sourcils relevés, ce qui donnait à son visage un somptueux air tout à fait hautain et dédaigneux.

Lorsqu’il se trouva à quelques mètres d’elle, il sentit les traits de son visage se détendre – elle ne semblait pas avoir le profil d’une redoutable sorcière adepte de la magie noire. Mais bon, comme disait le proverbe, « Il ne faut pas juger le sorcier sur son épouvantard ».

Il était à présent assez près d’elle pour qu’elle l’entende.

Bonjour.

Il avait murmuré cette entrée en matière d’une voix assez rauque, de celles qui ne sont utilisées qu’avec parcimonie.

Votre Parapluie.

Bravo Lestat, deux mots. Un RECORD.

Il leva inutilement le parapluie, comme pour illustrer son propos on ne pouvait plus fourni. Mais comment s’était-il retrouvé dans cette galère ?

Elle l’avait observé venir à elle avec attention, la tête légèrement inclinée sur le côté, curieuse de voir de plus près cette vaillante âme qui avait su braver « les ténèbres », pour lui ramener un « simple » parapluie. Plus pâle que l’astre lunaire, il dénotait que peu du visage anguleux encore tapis dans la ruelle derrière lui. Stupide ou diablement courageux, Tulii hésitait encore à qualifier cet étrange petit oiseau.

« Bonjour », tout aussi douce que succincte, elle s’était contentée de reprendre l’expression, en saisissant le parapluie qu’il lui avait présenté sous le nez. « Tout dépend du point de vue qu’on lui accorde.» La sorcière avait précisé ses propos sur un ton amusé, tant par l’air hautain de l’audacieuse gueule d’ange que par la perspective de ce qu’elle avait entrevu juste avant sa venue. Le regard tourné vers la vitrine de Barjow & Beurk, Tulii avait fini par gonfler sa poitrine dans l’impression qu’elle humait déjà le parfum d’une affriolante et incompréhensible victoire.

« Bien» se retourna-t-elle enfin vers l’adolescent au teint livide, « j’imagine que tu as un nom? ». Penchée vers le petit novice bien propret, elle fit soudainement mine d’enlever une poussière de son épaule, avant de se présenter à son tour. « Je suis Tulii Kama et je te remercie pour mon parapluie. Qui sait si j’en aurai encore besoin… » persifla t-elle plus pour elle-même que pour son interlocuteur en repensant à sa baguette brisée. Elle toisa brièvement de côté le jeune homme, avant de tapoter son épaule en se reculant. « L'usage voudrait que je te remercie ou quelque chose du genre… Un chocolat chaud ou du thé? Cette mixture, c’est bien quelque chose que vous aimez ingérer les Anglais, non? ».

« Par contre, je te déconseille fortement de m'appeler Madame!» Tulii avait haussé un sourcil dans un regard entendu, avant de se tourner dans une ébauche de départ. Ses lèvres s’étaient fendues dans un sourire enfantin, avant qu’elle ne se décide à préciser en ouvrant son parapluie. « Tu peux dire miss ou mademoiselle… Mais pas madame! Mieux vaut prévenir que guérir. » Le ton de sa voix ne s’était jamais élevé plus que de raison, laissant planer le doute concernant ses intentions réelles. Elle s’amusait c’était évident, mais jusqu’à quel point, là était toute la question.

Sans un mot de plus, la sorcière glissa sous son parapluie. Sa main s’était levée dans une invitation à la rejoindre, tandis que son regard pétillant de provocation contemplait son destinataire avec excitation ; aurait-il encore le courage de la suivre après ça?

La voix douce de Tulii résonnait aux oreilles de Lestat avec la violence d’une gifle – il avait imaginé, dans les quelques secondes qui s’étaient écoulées après son lamentable entrée en matière, une voix plus dure, un ton plus menaçant. On était sur l’Allée des Embrumes après tout !

« Tout dépend du point de vue qu’on lui accorde », rien n’aurait pu être plus vrai en cet instant précis. Il trouva superflu de répondre, on aurait dit que la salive de Lestat valait des centaines de gallions tant il répugnait à la gâcher un tant soit peu. Il se contenta d’hausser un sourcil pour montrer son assentiment.

Mais Lestat, dans quel monde hausser un sourcil équivalait à une approbation ?

Reportant son attention sur Tulii, il remarqua enfin ses traits fins et sa jeunesse. Non décidément, ce n’était pas ce qu’il avait imaginé lorsqu’il avait déambulé du Chemin de Traverse à l’Allée des Embrumes pour la retrouver.

« J’imagine que tu as un nom ? Je suis Tulii Kama et je te remercie pour mon parapluie. Qui sait si j’en aurais encore besoin… »

Alors ça, c’était inattendu ! Il détestait qu’on le tutoie, personne ne le tutoyait jamais hormis les membres de sa famille proche. D’habitude, son style vestimentaire décalé et défraîchi à la mode du XVIIIème siècle avec ses chemises à jabots, ses culottes serrées et ses chaussures à talonnettes munies de pompons, rebutait quiconque penser le tutoyer. Et elle, elle le tutoyait ! Décidément, elle le surprenait. Et elle ne lui laissait même pas le temps de répondre – ce qui, en fait, arrangeait bien Lestat. Moins de blabla, plus de prise de congé – ça, ça lui plaisait !

En revanche, une petite pointe de curiosité commençait à poindre dans un coin reculé de son cerveau. Kama, Kama… Il n’avait jamais entendu un nom de famille similaire et pourtant, il pouvait se vanter d’avoir lu énormément sur ses contemporains et d’autres sorciers plus lointain, bien plus lointain. Il se demandait quelle pouvait être l’origine de ce nom inconnu.

Il s’apprêtait à l’interroger sur son nom, sans vraiment écouter le reste de la conversation. Il perçut quelques bribes « Cette mixture, c’est bien quelque chose que vous aimez ingérer les Anglais, non ? »

Mais qu’est-ce qu’elle racontait ? Quelle mixture ? Le thé ? Il lui aurait bien envoyé une petite boutade bien sentie sur son pays d’origine mais vu qu’il l’ignorait, il préféra se draper dans une indignation superflue. Et là, la vérité frappa Lestat. Il avait lu une histoire similaire, dans un roman de capes et de baguettes ! Un complot !

Lestat… incorrigible Lestat ! Voilà que tu deviens parano maintenant.

Et bien quoi, c’était possible, non ? Il s’était tranquillement rendu chez Ollivander’s pour faire l’acquisition d’une nouvelle baguette quand une vieille femme l’avait sommé de rendre ce parapluie à cette folle furieuse qui se promenait dans l’Allée des Embrumes dans des temps aussi incertains… Mais, un instant ! Et si cette vieille femme était complice de la soi-disant Kama ? Un Mangemort déguisé ? Un membre de l’Ordre sous Polynectar ? Elle l’invitait à boire un verre, et pourquoi ? Eh ? Pour l’enlever ! Lui soutirer des informations ! Le…

Lestat perdit le fil de ses pensées. Il devenait effectivement paranoïaque – Pourquoi l’enlever ? Quelles informations ? Qui le trouverait d’une quelconque importance ?

Stupide Lestat, tu aurais dû être envoyé à Poufsouffle tiens !

Il devait avoir un air terriblement absent avec tout ce qu’il se passait dans sa tête mais il s’en fichait totalement. Il était intéressé maintenant, cette sorcière avait définitivement un comportement étrange et il lui importait de comprendre – ce n’était plus une pointe de curiosité désormais, c’était bien davantage.

Au prix d’un effort colossal, il se concentra de nouveau sur la conversation.

« Tu peux dire miss ou mademoiselle… Mais pas madame ! Mieux vaut prévenir que guérir. »

Bouche bée, Lestat eut besoin de deux ou trois secondes pour reprendre contenance. Mais pas madame ? Il n’avait jamais songé à l’appeler Madame, elle avait l’air d’avoir son âge ou quelques années de plus à bien y regarder.

Tulii avait maintenant l’air de l’inviter à la suivre. AU COMPLOT !

Je… Et bien…

LESTAT, Allez quoi ! Reprends-toi !

Je me contenterai de Tulii dans ces cas-là, et vous pouvez m’appeler Lestat.

Il baissa la tête rapidement, dans une espèce de révérence masculine. Même s’il était sur le point d’être enlevé ou torturé, il ne pouvait pas oublier les bonnes manières. Sa grand-mère disait de lui qu’il était délicieusement vieux-jeu. Et lui, il disait de sa grand-mère que c’était une vieille folle trop proche de ses sous. Deux salles, deux ambiances.

Je suis ravi que vous soyez de nouveau réunie avec votre euh parapluie mais il n’est pas nécessaire de me remercier outre mesure. En outre, je préfère rester dehors – le bon air frais, vous voyez ?

Le bon air frais… L’odeur pestilentielle de la rue lui donnait la nausée. De qui se moquait-il ?

Kama, Kama… C’est original – d’où vous vient ce nom ?

Il fit mine d’ignorer son invitation à la suivre et campa si bien dans ses positions qu’il se demandait si ses pieds n’allaient pas s’enfoncer dans le sol aux pavés défoncés.

Docile enfant. Un instant Tulii avait cru que le damoiseau joliment enrubanné se déroberait à l’exercice, mais il s’était ressaisi en déliant sa langue, ne faisant que redonner un nouveau souffle à cet aparté qui s’annonçait de plus en plus digne d’intérêt.
Dans une apparente familiarité qui se voulait volontairement provocante, la sorcière s’était empressée de le saisir par le bras, pour l’entrainer sous son parapluie. Elle lui avait lancé un petit regard amusé, tout en perdant son regard vers la toile tendue au-dessus de leur tête. Elle avait préférait écouter la sonate du temps morose répandre ses notes rondes sur le pavé, plutôt que de lui répondre tout de suite. La pluie avait ce don étrange d’effacer la course effrénée du quotidien, en enveloppant ses gestes d’une étrange mollesse analeptique et quoi de plus réconfortant que de partager ce moment en bonne compagnie.

L’éphèbe l'intriguait. La sorcière aimait les gens curieux, ceux dont l’insatiable soif de logique cherchaient à disséquer le monde, ceux-là qui ne reculaient pas face aux épreuves et qui savaient s’accorder les moyens de dénouer les noeuds des mystères du monde. Plus que conquise par la question qui avait motivé son geste, Tulii se décida à hausser son parapluie, comme pour mieux donner de l’ampleur à sa réponse tardive. « D’Afrique! » La sorcière avait prononcé cela d’une façon peu commune, sur un ton enjoué, presque chantant, dans un large sourire qui traduisait tout le plaisir qu’elle avait eu à prononcer ce mot. « D’un endroit comme aucun autre sur terre. » Précisa-t-elle en secouant légèrement sa tête et fronçant ses sourcils. « Une contrée inondée de magie bien différente de celle que l’on trouve ici. Voudrais-tu la voir? »

Cette question se voulait tout aussi provocante que son invitation à la suivre, elle ne comptait pas vraiment lui faire peur mais provoquer sur le visage de son extravagant cavalier l’expression qui lui permettait de comprendre qui il était. Lestat était une toile vierge dont elle se plaisait à dessiner les contours dans un portrait de plus en plus clair. Cet étrange oiseau tombait du ciel, était une âme à part et Tulii aimait tout ce qui se détachait de l’ennuyeux commun des sorciers. « Ne t’inquiète pas, Lestat » poursuivit-elle en étouffant un semblant d’hilarité dans son poing. « Je ne mange personne! ».

Tulii savait mener son monde, elle avait emboité le pas pour quitté les dédales des tortueuses ruelles sombres dans le but de gagner les étendues désertes des rues plus communes ; De quoi rassurer le jeune homme à son bras, du moins elle l'espérait.

Le bras de Tulii passant sous celui de Lestat eut l’effet d’une brûlure sur le jeune sorcier. Il répugnait à adresser la parole à autrui alors les contacts physiques, c’était impensable, vous pensez bien ! Il se demanda vaguement si un *LASHLABASK* pourrait, dans cette situation précise, être considéré comme de la légitime défense mais se secoua intérieurement – il n’était pas le plus courageux à Poudlard, mais certainement un des plus curieux et il brûlait de désir d’en savoir davantage. Le mélange d’un effroi qui lui brûlait les entrailles et d’une curiosité presque scientifique le plongea dans une sorte de transe.

Il sentait ses pieds avancer mais n’avait pas tellement l’impression qu’il les contrôlait vraiment. Était-il sous Imperium ? Les Mangemorts ou les Membres de l’Ordre avaient-ils besoin de petites mains à Poudlard et leur dévolu se serait-il porté sur ce pauvre Lestat qui devra passer l’année scolaire sous Imperium, le sortilège de Confusion ou d’autres maléfices plus obscurs ?

Mais Lestat, voyons, n’importe quoi ! L’Imperium ?! Tu le saurais si tu étais sous Imperium espèce de sot. Déjà, tu ressentiras l’immense bonheur de ne devoir penser à rien hormis de suivre ce que la petite voix t’ordonne. Et l’immense bonheur, on l’attend toujours ! Tu n’es pas soumis à l’Imperium, tu es juste un suiveur. Et faible par-dessus le marché.

De nouveau bouche bée, la fine pluie qui tombait désormais ne parvenait pas à le réveiller de sa torpeur. Il croyait de plus en plus à la thèse de l’enlèvement, quant à savoir pour quel camp et pour quels obscurs motifs, c’était autre chose !

Où l’emmenait-elle ? Une quelconque cachette secrète ? L’attention de Lestat se porta un instant sur la toile du parapluie tendue au-dessus d’eux et, comme si cette dernière agissait telle une véritable Potion de Courage, il se tourna vers Tulii, bien décidé à lui dire quelques mots sur le libre-arbitre et sur la considération qu’elle devait à autrui mais…

« D’Afrique ! D’un endroit comme aucun autre sur terre. Une contrée inondée de magie bien différente de celle que l’on trouve ici. »

Waouh, il brûlait d’en savoir davantage maintenant ! Il oublia son courageux plan où l’issue aurait dû lui être fatale (son esprit brillant avait déjà imaginé deux ou trois façons de mourir courageusement lors d’un duel sans merci contre Tulii), et s’arrêta net mais sans lâcher le bras de Tulii.

Magnifique continent, de ce que j’ai pu en lire. J’imagine aisément qu’on ne peut se faire un véritable avis sans y avoir jamais mis les pieds bien-sûr.

Il aurait voulu dire quelque chose concernant le « Voudrais-tu la voir ? » mais il ignorait si elle parlait de l’Afrique ou de cette magie différente. Aucune importance, dans les deux cas, il n’aurait pas aimé passer une seconde de plus que nécessaire auprès de Tulii. Elle parlait trop, gesticulait trop et n’ignorait que trop ses propres volontés.

A ce moment-là, Lestat se rendit compte que l’odeur pestilentielle qui avait embaumé la ruelle malfaisante se dissipait peu à peu. Il se ragaillardit. Son agacement prenait le pas sur la curiosité.

Vous ne mangez pas certes mais vous avez une bien étrange manière de remercier un individu qui vient de courir vous rendre votre bien.

Il montra le parapluie au-dessus de leur tête. Maintenant qu’il s’était mis à parler, il lui semblait plus facile d’exprimer sa pensée. Il se dégagea du bras de Tulii et fit deux pas sur le côté pour être ainsi également hors de portée du parapluie, ce qu’il regretta presque immédiatement car la pluie n’avait pas cessé pour autant.

Bah Lestat, il valait mieux être trempé de son propre chef que sec mais sous la coupe de quelqu’un d’autre.

Pourquoi m’avoir entrainé ici ? Qui êtes-vous ?

Enfin, Lestat commençait à divulguer un peu de sa pensée – il ne croyait pas à sa fausse identité. Qui était-elle ? Que lui voulait-elle ? Pourquoi l’amener ici, presque de force ? Il se demandait s’il ne valait pas mieux mettre la main dans sa vieille redingote pour saisir sa baguette mais il sentait qu’elle serait plus rapide que lui.

La tête légèrement inclinée vers son épaule, Tulii avait suivi avec intérêt la prise d’initiative du petit damoiseau. Dans une stratégie des plus intéressantes, il s’était reculé pour mieux lui envoyer à la figure le déplorable constat qu’elle manquait cruellement de manières. Détrempé par la pluie, il paraissait soudainement plus fragile et apeuré qu’à son bras. La petite créature éloignée des sentiers balisés craignait de se faire avaler tout rond par la vilaine sorcière ; amusant.

Pourtant Tulli n’afficha qu’un semblant de sourire qui s’effaça presque aussitôt de ses lèvres, alors qu’elle reprenait sur un ton monocorde.
« Je n’aime pas rester debout sans rien faire… » Cet aveu concédé dans une légère moue, avait le mérite d’être parfaitement honnête. Les situations statiques mettaient la sorcière mal à l’aise. « Je préfère marcher… Pour parler. Si la discussion ne va nulle part, nos pas nous amènent au moins vers l’avant. » Tulii ne s’attendait pas à ce que l’enfant comprenne ses attentes, elle n’avait pas vraiment pour habitudes de s’expliquer sur ses intentions.

Elle aurait tout aussi bien fait de tourner les talons et de laisser là l’éphèbe, sans aucune autre réponse, mais quelque chose retenait ses pieds au pavé délavé, comme s’il y avait plus à gagner en y restant plutôt qu’en y abandonnant là le terrible enfant à la langue vipérine. Son regard passa des flaques boueuses, à la silhouette affadi par l’averse diluvienne, avant de terminer sur le visage blafard de Lestat. Tulli finit par soupirer en fronçant ses sourcils. « Allons, reviens sous ce parapluie! Tu vas tomber malade, tu es déjà assez blanc comme ça… Je… Je ne vais pas te manger Lestat, voyons. Je voulais juste faire connaissance en bonne compagnie, tu avais l’air interessant… Du moins different des autres gamins… Allons. Je répondrai à tes questions, si tu te tiens au sec, je n’ai pas envie d’avoir de… Des trucs… Comme ça, sur la conscience… »
Tulii s’emmêlait, trébuchait maladroitement sur ses mots, comme si elle perdait ses moyens. Une certaine colère l’animait maintenant, une frustration tournait vers elle-même et sa détestable conscience. « Tu peux aussi rentrer, je ne te retiens pas… Fais ce que tu veux… Mais qu’on ne me reproche pas d’avoir laissé un gosse mourir de froid sur le pavé de l’Allée des Embrumes. Tu seras seul responsable si tu fais une mauvaise rencontre.»

Lestat voyait maintenant Tulii d’une toute autre manière. Ce qu’elle avait dit sur le fait de marcher « Si la discussion ne va nulle part, nos pas nous amènent au moins vers l’avant. », résonnait en lui. Il aimait les belles formulations et celle-ci en était une, sans nul doute.

Il n’était toujours pas sûr et certain de ne pas s’engouffrer tête la première dans un piège grossier mais il baissa la garde, juste un peu. Cette détente toute relative eut pour effet de lui rappeler à quel point il était trempé. Il sentait la vieille dentelle de sa chemise blanc cassé lui coller au corps et c’était non seulement la sensation la plus vilaine possible, mais aussi une source d’inquiétude pour cette pièce de vêtement unique dont il prenait toujours extrêmement soin.

L’injonction de Tulii à ce qu’il revienne sous le parapluie eut raison de lui – courageux mais pas téméraire ! Il se replongea sous la toile tendue, en essayant de se maintenir à l’écart de la jeune sorcière autant que faire se peut sous un parapluie. Il en avait profité pour glisser la main dans sa redingote, toucher des doigts sa baguette magique toute neuve pour se rassurer un instant et sortit la main discrètement, ravi d’avoir pu simplement sentir le bout de bois juste un instant.

En même temps que sa paranoïa prenait le large, sa frustration et ses manières un peu cassantes revinrent au galop et il planta son regard dans les yeux de Tulii. Il ne parvenait pas à les décrire totalement – s’il avait dû leur trouver un qualificatif, il aurait dit qu’ils lui rappelaient un torrent coléreux qu’il avait vu au milieu d’une foret gigantesque lors d’un voyage chez des amis activistes de sa mère dans une communauté radicale au Colorado mais encore, ce n’aurait pas été suffisant pour décrire leur intensité.

Auriez-vous l’obligeance d’arrêter de m’appeler ‘gamin’ ou ‘gosse’ ? J’ai beau avoir peut-être quelques années de moins que vous – et encore cela reste à prouver ! -, il n’empêche que j’ai le droit au respect.

Lestat regarda à droite et à gauche, comme s’il craignait que quelqu’un puisse le voir, comme un gamin (justement !) pris en faute. Lorsqu’il eut fini de s’assurer qu’il ne connaissait personne alentour, il se tourna de nouveau vers la jeune sorcière.

Je vous passerai le tutoiement intempestif, bien que je ne vous en ai pas donné l’autorisation. M’enfin… Merci de m’avoir éloigné de la partie la plus sombre de l’Allée, je ne sais pas si vous l’aviez remarqué…

Lestat, tout le monde l’a remarqué.

… mais je ne m’y sentais pas particulièrement à mon aise.

Il regretta presque immédiatement de s’être confié un tant soit peu mais il était vraiment intrigué par Tulii et cette curiosité abaissait la protection de ses barrières mentales. Il aurait aimé en savoir tellement davantage sur cette forme de magie qui lui était prétendument inconnue.

J’ai un peu de temps devant moi, parlez-moi un peu de votre continent d’origine, ça m’a l’air fascinant !

Une expression avide de curiosité était apparue sur son visage et il sentit ses yeux s’écarquiller. Il se reprit un instant, il ne voulait pas trop en dévoiler !

En revanche, malgré la pluie, je préfère rester dehors. Histoire de travailler mon teint qui est – comment avez-vous dit déjà ? – Ah oui, « assez blanc comme ça ».

Il n’y avait aucune colère ou vexation dans le ton de Lestat, il tenta même de sourire mais il sentit que c’était si peu naturel qu’il préféra se raviser.

Surprise de le voir revenir à ses côtés, si vite, Tulii s’était figée dans l’incompréhension. Elle n’avait eu le temps que de lever son parapluie pour lui laisser suffisamment de place, avant de se sentir soudainement à l’étroit prés de lui. Lestat était décidément un sorcier bien déroutant, du moins suffisamment pour la troubler et l’obliger à détourner le regard de sa silhouette détrempée.
Il allait et venait, dans d’incompréhensibles va et vient qui avaient brusquement fait faire un bond à son coeur. Tout en fixant le bout de ses bottes dans les flaques ridées par les gouttes d’eau, Tulii peinait à contenir le sourire irrépressible qui s’était installé sur ses lèvres. C’était plus fort qu’elle et ce n’était pas la nouvelle tirade du divin enfant à la peau presque translucide qui allait amoindrir cet effet. Elle aimait son tempérament et son audace propre à son jeune âge. Totalement décalé, il était suffisamment - à part - pour renforcer l’élan de sympathie que Tulii éprouvait pour lui.

Les traits de la sorcière se détendirent au fil des confidences éventées par les notes rondes de la pluie autour d’eux. La métisse n’en finissait plus de soutenir ce regard qui lui semblait si puissant maintenant qu’elle y était confrontée de façon si violente. Si criant de vérité, il la remettait à sa juste place dans l’étrange sensation qu’elle était face à un être bien plus sage qu’elle. Tandis qu’elle buvait les paroles de son interlocuteur avec la plus grande attention, il souleva de nouveau son coeur, de façon bien involontaire. Il voulait en savoir plus sur ses terres. « Tout ce que tu veux » Tulii avait prononçait cela comme si elle lui concédait la lune.
Conquise et étonnamment douce, elle s’était contentée de tendre son bras vers lui dans une nouvelle invitation à la suivre. Il n’était pas question d’insister cette fois s’il ne voulait pas s’en saisir. La sorcière avait en tête une nouvelle approche pour l’amadouer, bien différente de l’impudence habituelle dont elle faisait preuve.

Le regard débordant d’intérêt, elle s’adressa à lui d’une voix dénuée de toute tonalité théâtrale ; « Je préfère rester sous la pluie aussi. J’aime beaucoup marcher et écouter sa musique. C’est à la fois d’une profonde tristesse et d’une grande beauté, c’est de la poésie qui nourrit l’âme.» Tulii parlait plus pour elle-même que pour Lestat. Elle se félicitait de cette lubie peu commune qui lui avait permis de faire cette inopinée rencontre. Un sortilège d’umbrelum n’aurait jamais forcé le destin.
Convaincue par tout cela, Tulii se tourna de nouveau vers lui, dans un petit rictus d’embarras. « Je m’excuse pour mes déplorables manières… Je pourrais trouver d’innombrables explications à mon comportement mais disons que pour cette fois, et avec toi seulement, j’ai envie de faire une exception. Je t’aime bien Lestat… Cela fait longtemps que je ne me suis pas sentie si… apaisée… Je pense que si nous nous étions rencontrés à Poudlard nous aurions pu être amis» la sincérité dans sa voix l’obligea brusquement à se ressaisir en secouant sa tête. « C’était il y a longtemps … plus longtemps que tu ne le penses malheureusement… Et je ne peux m’empêcher de trouver cela dommage.» Les paroles de Tulii étaient dénuées de ses habituelles nuances sibyllines. Elle avait ravisé sa posture en se mettant face à lui, sur un pied d’égalité. « Peut-être que nous pourrions parler oui, je veux dire sincèrement… Je n’ai pas fait ça depuis longtemps et cela me ferait plaisir de répondre à tes questions. »

Lestat, toujours trempé, ne pensa même pas à sortir sa baguette pour se sécher. Il savait à quel point sa dentelle était fragile et n’aurait voulu l’endommager pour rien au monde. Il se demanda vaguement s’il pourrait demander à sa grand-mère de confier la précieuse étoffe à son elfe de maison.

Est-ce vraiment le moment approprié pour songer à ta lessive, Lestat ?

Le jeune sorcier reporta son attention sur Tulii avec une légère appréhension. Il était rare qu’il discute avec qui que ce soit d’autre que sa famille et quelques banalités avec ses camarades de classe. Il était encore plus rare qu’il prenne une quelconque initiative cordiale.

Mais alors, lorsqu’il remarqua le bras tendu de Tulii, ce fut trop pour Lestat – il se sentit près de l’implosion. Qu’était-il censé en faire ? Il répugnait à tout contact physique, il avait toujours peur de mal interpréter, d’être rabroué. Dieu merci, Tulii se remit à parler – il détestait discuter mais là, les paroles de Tulii lui étaient comme salvatrices. Il aurait voulu qu’elle ne s’arrête jamais de parler pour ne plus regarder ce bras tendu vers lui.

Lorsqu’ils avaient déambulé bras dessus bras dessous sous le parapluie, c’était facile – elle avait pris la décision, et, puisqu’il pensait qu’elle était une puissante mage noire qui voulait lui dévorer les entrailles ou quelque chose dans ce goût-là, il aurait été compliqué pour Lestat de résister. Mais là, devoir prendre une décision aussi solitaire lui donnait presque la nausée.

Il se concentra sur ce que Tulii avait à lui dire et ne répondit pas lorsqu’elle s’excusa de ses manières disons peu conventionnelles. Enfin, lorsqu’elle s’excusa… Lestat aurait voulu répliquer qu’on ne s’excuse pas seul, on demande à être excusé. Jamais on ne dit ‘Excusez-moi’ mais ‘Je vous prie de m’excuser’.

Mais quelque chose dans le ton de Tulii empêcha Lestat de lui donner une petite leçon de grammaire. Il n’en aurait pas vu le mal, il commençait à l’apprécier et aurait juste voulu qu’elle s’endorme un peu moins inculte, mais il sentit de son instinct détraqué que ce n’était pas ce qu’il fallait faire.

Sans blague Lestat, bien joué. Seul un rustre sans nom aurait répliqué un truc pareil, gros malin ! Elle est gentille, s’excuse (alors que franchement, tu n’es pas mieux) et toi tu songes à lui faire la leçon.

Cependant, le jeune sorcier ne put empêcher une exclamation de surprise de franchir ses lèvres un peu gercées par le froid lorsqu’elle évoqua la possibilité qu’ils auraient pu être amis à Poudlard, une exclamation qui se transforma bien vite en un rire joyeux.

Je n’ai pas beaucoup d’amis à Poudlard, vous savez. Ça m’étonnerait que vous et moi aurions pu être amis, croyez-le bien ! Je m’entends bien mieux avec les vieux croûtons passionnés d’Histoire.

Il n’y avait pas de quoi avoir pitié de lui de n’avoir que très peu d’amis (voire aucun, soyons francs), il en parlait joyeusement et avec satisfaction.

Enfin, Lestat, tu en parlerais joyeusement SI tu parlais.

Cultiver la différence, c’était un peu son passe-temps.

Vous êtes si haute en couleur, je suis sûr que vous deviez être très populaire en votre temps.

Il voulait la complimenter, ou tout du moins lui montrer qu’il voulait être un allié plutôt qu’un ennemi, mais se rendit très vite compte qu’il était plutôt mauvais en bavardage.

En votre temps ? Lestat, elle n’a pas cinquante ans non plus ! Irrécupérable.

Plus elle parlait, plus Lestat la trouvait digne d’intérêt. Bien-sûr, elle restait bien moins intéressante que Bataille de Poudlard : Histoire d’une Victoire mais bien plus appréciable que Vies et Mensonges d’Albus Dumbledore – et ça, c’était quand même un sacré compliment !

Je suis ravi que vous souhaitiez converser.

Il aurait plutôt dû dire quelque chose comme ‘Merci pour vos doux mots chère Tulii, ils me touchent beaucoup, j’aimerai vous inviter à boire un chocolat chaud !’ mais il se contenta de lui prendre le bras, délicatement. Il replongea son regard dans les yeux de Tulii et laissa sa curiosité se déverser.

Alors, d’où venez-vous exactement ? Et comment cela se fait-il que vous ayez étudié à Poudlard et non pas à Uagadou ?

Lestat avait mentionné Uagadou, une prestigieuse école Africaine, pour bien montrer que certes il n’en menait pas large en ce qui concernait le continent africain mais eh, il n’était pas ignare pour autant. Il n’était pas peu fier de son cerveau, ce Lestat !

Tulii oscillait entre surprise et amusement. D’un bref haussement de sourcils, elle n’avait pu s’empêcher de s’attarder sur le choix des mots de Lestat, avant d’étirer ses lèvres dans un sourire difficilement définissable. La tête tournée vers les étendues délavées par la pluie, elle s’était contentée de réajuster son parapluie au-dessus de son chignon.

Il avait choisi de finalement répondre à son invitation dans l'étrange impression que cela le rebuté. Peu importait...
Dans une certaine sérénité, Tulii avait repris sa marche en éludant ce détail. Légère et gracile, sa silhouette se balançait lentement au fil de ses pas, tandis qu'elle entrainait le jeune homme dans une improbable balade.

« Je suis née sur les terres de mes ancêtres et j’aurais pu y rester toute ma vie » se confia-t-elle en brisant le silence. Dans un regard amusé, elle se pencha vers lui, comme s’il s’agissait d’une confidence. « Les caprices du destin sont impénétrables et il est vain de s’évertuer à les contrôler. On ne lutte pas contre ces forces là… Quand il décide de nous prendre tout ce qu’on a, on ne peut que l’accepter. » Une certaine tristesse avait empreint ses mots, avant qu’elle ne redresse sa posture et étire de nouveau ses lèvres. « Je suis arrivée à Poudlard en sixième année et je n’avais pas non plus beaucoup d’amis ». Elle ne put s’empêcher de rire, avant de reprendre sur un ton plus sérieux « Je t’aurais adoré Lestat. Tu sembles si différent, du genre à passer beaucoup de temps dans les livres. Je t’aurais surement posé beaucoup de questions… C’était si different de tout ce que je connaissais. J’étais un peu perdue et en colère. Tellement en colère… » Tulii avait précisé cela en secouant sa tête, comme si elle blâmait son propre comportement. Elle se détendit dans un long soupir, avant de vérifier que Lestat l’écoutait toujours. « Pardonne-moi, je deviens ennuyeuse. Je vais te parler de là d’où je viens. Nos frontières ne correspondent pas vraiment à celles des non-mages, mais s’il il fallait les délimiter à une zone, je dirais que je viens de l’Afrique de l’ouest, là où le désert côtoie les forêts, et l’océan déchaîne ses vents jusqu’au qu’aux pentes du Loma Mansa. Les journées y sont chaudes et les nuits chargées de mystères. C'est là que j'ai grandit, assise près des grands feux où les anciens racontent les histoires d’un autre temps, bercée par les chants des femmes, sous un ciel étoilé comme on en voit peu sur terre. C’est bien different d’ici… Et nos bibliothèques sont lumineuses, nul doute que tu serais plus bronzé en y passant autant de temps... » Se moqua-t-elle gentiment.

Elle avait parlé en donnant vie à ses mots, dans de sombres nuances et des variations de voix dignes d'un grand conteur. Tulii aimait les effets dramatiques, elle en abusait volontairement pour mieux plaire à son seul auditeur. « Et toi Lestat, dis-moi en plus sur toi et ta famille. »

Lestat suivait l’allure de Tulii comme un hypnotisé, un zombie. Il se demanda vaguement si c’était ça, sortir entre amis – est-ce que tous ses camarades de classe, lorsqu’ils sortaient à Pré-au-Lard, se baladaient bras dessous bras dessus à se raconter des potins ? Si c’était vraiment à cela que ça ressemblait, ce n’était pas si terrible. Il n’avait qu’à la suivre et à se laisser bercer par le rythme léger de ses pas.

Il comprit au ton et aux mots de Tulii qu’elle avait du souffrir d’une quelconque manière. Il en comprit même davantage grâce aux mots qu’elle ne disait pas. Il n’était pas d’un naturel très clairvoyant et n’y connaissait manifestement pas grand chose aux relations humaines mais il sentait qu’il y avait davantage à en dire sur l’histoire de Tulii que ce qu’elle voulait bien en laisser s’échapper.

Bah Lestat, à quoi tu t’attendais ? Elle te connait depuis cinq secondes. Et puis, est-ce que tu t’en plains vraiment ?

Non, c’était vrai, il ne se plaignait vraiment pas en réalité. Mais il ne pouvait pas imaginer une Tulii en colère, elle lui paraissait si enjouée, si pleine de vie – ce qui n’était pas forcement des qualités aux yeux de l’excentrique Lestat. Il se taisait toujours, avide d’en savoir davantage sur les contrées d’où venait la sorcière et dont il ne savait que trop peu. Il parvenait presque à voir le ciel étoilé, les forêts, et les grands feux autour desquels on devait se réunir le soir. Il imaginait des cathédrales à ciel ouvert remplies de livres de tous les côtés, illuminés des rayons chaud d’un soleil de printemps. Ça lui paraissait tellement fascinant, presque hors-de-propos comme venu d’une autre dimension.

C’est grandiose. Je veux dire, la manière dont vous évoquez vos souvenirs, vos souvenirs eux-mêmes. C’est spectaculaire.

Lestat s’emmêlait les pinceaux.

On s’y croirait. J’aimerai y être. Je veux dire, les bibliothèques à ciel ouvert, un teint un peu plus halé, et tout ça.

Lestat s’emmêlait totalement les pinceaux.

« Et toi Lestat, dis-moi en plus sur toi et ta famille. »

Sujet épineux, sujet très épineux car il n’avait rien à en dire. Que faire ? S’inventer chevalier ? Orphelin ? Fils caché d’un Ministre de la Magie sulfureux ?

Il n’y a pas grand-chose à en dire, chère Tulii. J’ai toujours vécu au Royaume-Uni – d’abord sur la côte sud, près de Southampton et maintenant dans le Somerset. J’ai deux grands frères et une grande sœur.

A l’évocation de ses grands frères, son cœur se serra, un peu.

Rien de passionnant, rien de passionnant.

Il avait murmuré ces six mots, plus pour lui-même que pour la jeune sorcière. Il répétait toujours de petites phrases, de petites locutions lorsqu’il était nerveux.

Lestat était un être définitivement à part. « Grandiose », Tulii ne put s’empêcher de baisser son visage pour contenir son amusement. La façon de s’exprimer du divin enfant avait un petit je-ne-sais-quoi qui le rendait particulièrement fascinant. Les iris aux reflets célestes de la sorcière, ne se détachaient plus des traits si charmants de son précieux hôte. Tulli espérait vraiment qu’il dissipe les mystères qui l’entouraient, mais au lieu de ça, il se referma, la laissant passablement sur sa faim. « Moi aussi. Je suis la dernière née et comme toi, j’ai deux frères… Assez particuliers... » Elle avait dit cela comme si de rien été, dans un semblant de confession, presque éventé par un léger soupir de lassitude. « Un qui se croit le roi du monde et l’autre qui voudrait être un peu plus comme le commun des mortels… C’est ainsi. Je pense que l’esprit humain ne peut se satisfaire totalement d’une situation. Quelle qu’elle soit, il tend à toujours à aller vers le changement. En mieux ou en pire, cela dépend vraiment des personnes ! » Cette conclusion prononcée dans un éclat de rire, en disait long sur la façon de penser de Tulii.

« Tout peut devenir passionnant Lestat, il suffit de se montrer convaincant » Il n’y avait là aucune once de reproche dans ces paroles, seulement un regain d’intérêt plus qu’éloquent vis-à-vis du jeune sorcier. « Si tu trouves passionnante ma vie, sache que je trouve la tienne tout aussi intéressante. Je connais très mal les us et coutumes des sorciers anglais. Bien sur, j’ai appris les codes et je compose avec la plupart du temps, mais j’ignore tout des fondements, le pourquoi du comment ils en sont arrivés là… Ça reste assez vague. J’ai une idée ! » Brusquement, Tulii s'était arrêtée de marcher pour se positionner face au sorcier. Dans son empressement à faire la lumière sur ce qui avait bien pu lui traverser l’esprit, elle avait libéré le bras de Lestat, pour joindre ses deux mains ensemble. « Échange de bon procédé, tu m’apprends, je t’apprends. Lestat Delioncout, soyons amis et à défaut de nous voir, correspondons, si tu es plus à l’aise comme ça ! Je serai ravie de partager tout ce que je sais, s’il te plaît ! » Les mains jointes, Tulii suppliait maintenant le jeune sorcier la tête légèrement penchée sur le côté. Les sourcils froncés, elle abusait de mimiques enfantines pour parvenir à ses fins.

Habile petite futée au teint ambré, elle comptait bien le gagner à sa cause en usant de ses charmes. Un peu plus et elle taperait surement du pied en se pendant à son bras. « Je suis certaine que mon père a des livres qui devraient t’intéresser… Alors? Ouiiiiii? »

Lestat écoutait attentivement Tulii évoquer ses propres frères et leurs différences. Ils ne lui rappelaient en rien ses propres frangins, farceurs et taquins, incapables de laisser quiconque pénétrer le petit monde qu’ils s’étaient créé tous deux mais il comprit qu’être le petit dernier était une sinécure pour personne en réalité. Une pensée traversa alors Lestat – il ne connaissait pas l’âge de sa belle interlocutrice mais si elle était plus vieille que lui, ce ne devait pas être de beaucoup – elle avait peut-être connu ses frères ou sa sœur à Poudlard !

Son excitation retomba aussitôt – ils étaient tous trois si charmeurs, si vifs, bien différents de Lestat. Il n’aurait su expliquer pourquoi mais le fait qu’elle ait pu les côtoyer le déranger grandement, comme un sentiment puérile de n'être plus le préféré de sa propre mère.

N’importe quoi Lestat, là vraiment, c’en est navrant de pathos.

Il se secoua mentalement, décidément, il était facilement distrait ces temps-ci.

Lestat leva un sourcil lorsque Tulii évoqua la possibilité que son histoire puisse être aussi passionnante que la sienne. Il n’avait rien a raconter, rien du tout.

Et l’incident, Lestat ? Ça, c’est fascinant !

Bof, pas tant que ça en réalité.

Lestat fut surpris par l'arrêt soudain de la sorcière et fit deux pas de trop avant de se rendre compte que les pas de Tulii avaient cessé de battre le pavé et que son bras s’était détaché du sien. Ce qui suivit le surprit encore davantage – un échange épistolaire ?!

C’était une idée saugrenue, et bourrée de failles, et incroyable, et fantastique ! Il aurait voulu savoir transplaner pour pouvoir rentrer chez lui pour rédiger la première lettre de ce pas. Les plus grands sorciers dont il lisait les histoires jour après jour, lune après lune, saison après saison avaient tenu des correspondances entre eux. Et leurs lettres avaient ensuite été reproduites dans des ouvrages d’Histoire prestigieux ! Lestat n’était pas tout à fait convaincu que Tulii deviendrait une sorcière assez illustre pour que leurs échanges soient un jour dignes d'intérêt mais ce serait un formidable entrainement pour les correspondances futures qu’il tiendrait avec de vrais mages puissants.

Lestat se demanda un instant si l’excitation qu’il ressentait pouvait se voir sur son visage. Il tenta de réprimer toute émotion mais lorsqu’il vit Tulii et sa propre expression, il ne put s’empêcher de sourire comme si on lui avait annoncé que la bibliothèque privée de Nicolas Flamel lui avait été léguée.

Il fut amusé par les moues charmeuses que Tulii usait, et franchement, ce n’était pas son genre d’être touché par ce genre de mimiques mais il la trouva soudain tellement charmante et vive et formidable qu’il en fut tout ému – une correspondance !

Il tenta de se refaire une contenance.

Tulii, c’est une idée pour le moins excellente ! J’adorerai que l’on s’écrive ! J’aimerai tout savoir sur vous…

Il se reprit immédiatement, effaré de comment sa dernière phrase pourrait être interprétée.

… Enfin je veux dire sur votre histoire et votre culture ! Soyons amis !

Il rayonnait – il ne savait pas ce qu’il ferait d’une amie mais il savait qu’il apprécierait lui écrire, ça, c’était sûr !

La tête légèrement inclinée sur le côté, Tulii ne put s’empêcher de sourire. Le damoiseau avait l’air conquis et à en juger par son enthousiasme, il y avait fort à parier qu’il prendrait tout cela avec beaucoup de sérieux. La sorcière s’empressa de prendre une posture plus assurée, avant d’affirmer avec conviction« Je suis ravie que l’idée te plaise. » Une main sur la hanche, elle toisait à présent l’enfant presque adulte, armée d’un sourire on ne peut plus équivoque. « J’essayerai d’apporter à ma plume, ces jolies formules qui hantent les lignes des pages d’antan, tout en époussetant leurs consonances désuètes. Je mets un point d’honneur à personnaliser nos échanges » déclara-t-elle sur un ton plus solennel, avant d’enlever une aspérité invisible de l’épaule de son futur correspondant. « Et je tiens à me montrer digne de tes attentes, Lestat. Digne du grand sorcier en devenir que tu es.» L’exercice de style ne lui faisait pas peur, bien au contraire. L’idée d’enjoliver le sens de ses paroles au travers d’échanges épistolaires n’avait rien de bien compliqué, en revanche plaire à son destinataire et trouver de quoi nourrir sa curiosité était toute autre. Lestat avait beau être encore jeune, son esprit critique était déjà bien aiguisé. Un défi en soi, que Tulii était prête à relever. « Je te laisse l’honneur de commencer, cher Lestat » la sorcière leva légèrement son parapluie et le referma. « Nos chemins se séparent ici, je le crains, mais nous aurons encore l’occasion de converser, dès que tu le souhaiteras par lettre, ou lorsqu’il pleuvra. » Elle s’amusa de cette conclusion et tendit brusquement sa main vers lui. « Merci pour cette balade, c’était agréable, promets moi que nous recommencerons! »