Ces bois, mal fréquentés la nuit ? Je déglutis mal. Pendant une fraction de seconde, le décor d'une maison en ruine remplace les troncs d'arbres sombres et rassurants. Je hoche la tête, acceptant son offre d'escorte. Moi ça ne me dérange pas, et puis elle le propose naturellement, comme si c'était évident. La nuit dans la nature, ce ne sont pas les humains qui sont sensés prendre possession des lieux. Malgré moi je me mets à cogiter sur cette fameuse « mauvaise fréquentation ».
« Tu veux parler de braconniers ? »
Un jour j'ai cru qu'il y en avait dans la forêt interdite. Cela s'était finalement révélé être une intox mais ça ne m'avait pas empêché d'être entraîné dans une chasse aux chasseurs, en compagnie d'une nymphe des bois qui n'en était pas une. La soirée avait été clairement placée sous le signe des déductions biaisées. Heureusement que tout c'était bien fini, enfin si on peut dire...

Je rebouche la bouteille en gardant un œil sur la grande peluche blanche. Elle et son humaine ont l'air proches, il y a de la complicité dans leurs mouvements, leurs façons de bouger l'une avec l'autre. Elles ont de la chance ces deux-là...
« T'aurais pas vu un noisetier en venant ? J'aimerais en déposer encore au moins deux et ce serait vraiment top si c'était au pied d'un noisetier ! »
Puis me rappelant soudain mes bonnes manières : « OH euh moi c'est Osvald au fait ! Osvald Osborne, enchanté, garde du corps aha »
En guise de paiement pour ce service, je vais chercher dans mon sac une barre de gâteau au miel pour l'offrir sous le museau du grand chien. Il n'y a pas que le Petit Peuple qu'il est de bon ton de remercier de temps en temps.

Elle ne voulait pas me faire peur. Mais c'est tout de même ce qui me glace le temps de m'imaginer quelque ombre masquée s'abritant derrière les troncs jeunes ou anciens. Nous voilà donc trois contre le monde des ténèbres, il n'y avait plus qu'à prier pour qu'il ne nous arrive rien ou que le chien blanc sache mordre très fort en cas de besoin. Pour ce qui est des crocs je ne sais pas, mais une chose est sûre c'est qu'il a de l'appétit ! Après avoir goulument engloutis la part de gâteau, le voilà qui cherche à se désaltérer dans l'écuelle des fées. « Oh, non attends ! ». Trop tard, le bois est léché jusqu'à la dernière goutte en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Je grattouille affectueusement la grande tête au pelage de neige, « C'est pas grave, je vais en remettre. Mais cette fois-ci pas touche ! Pour toi j'ai de l'eau, ce sera mieux. » Mieux pour les fées qui n'aiment pas trop qu'on leur pique ce qui est à elles, et certainement mieux pour ses babines collantes de sucre.

À mon tour de me faire grattouiller la tête. Enfin, seulement un geste amical dans mes cheveux. Le courant passe si naturellement entre nos trois âmes vagabondes dans ces bois que je ne me pose pas trop de question. Parfois l'univers connecte les gens, sans raison, juste parce que ça fonctionne, parce que ça rend bien, parce que fait du bien aussi parfois. La nuit a encore plusieurs heures de règne devant elle, et nous avec. Qui sait, sous la lune et la bénédiction des fées, April, moi et... « Et lui, il s'appelle comment ?... Ah euh oui, je te suis ! ». Mon amie de minuit prend la tête et moi je suis. Avec sa baguette elle fait office d'éclaireuse et d'appui pour ne pas que l'on tomber à cause des aspérités du sol.

Le noisetier est plus proche des étoiles que le reste des arbres de la forêt. Si être accompagné est agréable, je suis maintenant bien plus gêné au moment de me mettre à genoux. Faire le rituel devant quelqu'un d'autre, c'est un peu bizarre... Alors je reste debout, encore le temps de reprendre la bouteille de lait et un nouveau petit bol. « Tu as un vœu ou une prière que tu aimerais faire ? », je demande un peu maladroitement en lui tendant à moitié l'écuelle de bois. Mes doigts se perdent dans la fourrure blanche de notre compagnon à quatre pattes. C'est agréable.

Mes doigts volent vers mes lèvres quand elle me fait réaliser mon erreur : la grande boule de poils soyeux est une Elle. Plume. C'est tellement joli ! La langue sortie, le souffle de Plume forme de tout petits nuages de buées et moi je me demande pourquoi Plume. Les noms, les prénoms, ont tous une signification. Une raison. Une influence et un certain pouvoir, aussi, sur celles et ceux qu'ils désignent. J'en sais quelque chose, pour avoir délibérément changer le mien, de nom. Plume. Plume. Oui, je me demande d'où ça vient. En tout cas, quand je regarde le doux animal, je me dis que ça lui va bien. Sans trop savoir pourquoi.

La question sur l'aspect secret du vœu me fait sourire. Tandis que je prends moi-même un petit bol en bois et je le remplis à son tour, j'explique à mon amie nocturne que les prières aux fées ne sont pas les mêmes que celles faites aux étoiles ou aux génies. « Les fées, ce qu'elles demandent, c'est surtout les offrandes et les signes de respect. Maintenant, si tu es plus à l'aise à garder ça secret, il y a pas de soucis ! En vrai, c'est souvent personnel donc je comprends. » Moi-même je ne compte pas dire ce que j'ai sur le coeur à voix haute. Le courant à beau passer entre nous trois, je ne me sens pas de me mettre à nu ainsi. Si seule la Lune m'en était témoin, ça irait, mais là...

Alors pour montrer l'exemple, et la rassurer un peu, je lui fais un clin d'oeil avant de partir m'agenouiller au milieu des racines.
Murmures.
Prières.
Voeux.
Demandes.
Faveurs.
Approbations.
Bénédictions.
Peut importe le nom qu'on donne à ce rituel, les fées nous en remercieront à leur façon.

Les yeux fermés, les genoux dans la terre froide du soir. Je dépose le lait tiède et sucré, rempli de mes espoirs.
Donnez-moi la force, le courage.
Permettez-moi d'aider et de sauver.
Que la peur ne m'envahisse plus devant les blessures.
De l'âme comme du corps.
Que je puisse enfin soigner.
Je ne demande rien pour moi, au final.
Mais pour les autres,
que je saigne de ne pouvoir apaiser.

Mes yeux se rouvrent et j'ai la gorge et les lèvres sèches.
Parmi les bruissements de feuilles, j'aimerais pouvoir percevoir des bruissements d'ailes.
Mais rien qui ne me saute aux oreilles, les fées sont discrètes, elles aiment se faire désirer.
Les autels déposés un peu partout sur mon chemin, j'espère qu'ils leur plairont.
Et qu'elles veilleront sur moi, malgré ces derniers temps d'abandon de ma part.

Puissent les esprits de la forêt plaider ma cause auprès du petit Peuple.